1844 - 1952 La découverte des cytochromes


Charles MacMunn


Les cytochromes sont de l'anti-herbe à chat pour médecins. Organisez une réunion dans laquelle vous placez ce mot dans le titre et vous avez la certitude que tout ce qui d'une façon ou d'une autre a un diplôme médical décline l'invitation en invoquant l'impérieuse nécessité de vérifier le taux d'hygrométrie de son frigo. Ne mentionnez pas ce mot dans le titre mais prononcez le au cours de la réunion, et instantanément, les médecins s'effondreront, parfois avec des traumatismes faciaux graves, dans un coma Glasgow 3 (pour la bonne et simple raison que le score de 0 n'est pas possible). Bref, c'est le repoussoir ultime, le truc que pas un médecin ne voudrait prendre à ceux qui sont supposés maitriser le sujet : les pharmaciens. Sachant que l'effet est également valable à l'écrit, je ne doute pas qu'à partir de maintenant, je suis le seul diplômé de médecine encore présent virtuellement devant ce texte, les autres ayant fermé leur navigateur et blacklisté mon blog. Alors pour ceux qui restent, vous allez voir que c'est assez intéressant, même s'il faut s'accrocher un peu par moments. Dernier détail, n'ayant aucune compétence en pharmacologie, soyez indulgents, si vous repérez une erreur faites le moi savoir sans me jeter des pierres. Je vous propose ici l'histoire de leur découverte. Ce billet peut se lire seul, mais sachez qu'il n'est que l'introduction d'une série de billets de pharmacologie qui seront publiés sur l'autre blog (EtUnPeuDeNeurologie).



Mais commençons par le début : qui c'est ce cytochrome ?

Depuis 1844 les biologistes savent qu'il existe un pigment vert qui donne sa couleur à la chlorophylle et un pigment rouge qui donne sa couleur au sang et que ces deux pigments semblent avoir une structure chimique commune. Progressivement ce type de pigments est identifié comme étant des porphyrines.

Cependant, pour les cytochromes tout semble commencer en 1884. Si vous avez lu les billets d'histoires précédents vous savez qu'à cette époque les spectroscopes sont déjà connus et utilisés de façon large. En Irlande, un médecin généraliste, Charles MacMunn (c'est une photo de lui publiée en 1911 qui illustre ce billet) observe le spectre d'absorption de différents tissus humains et en trouve un, dont le spectre est identique à celui de l'hémoglobine (c’est-à-dire que non seulement il a la même couleur mais que cette couleur change en fonction de l’oxygénation de la molécule). Il appelle sa découverte "pigment respiratoire" sans réellement comprendre ce qu'il a découvert*.

Un peu (beaucoup) plus tard, en 1925 David Keilin, reprend les travaux de MacMunn et découvre que le pigment respiratoire est en fait constitué de trois sous-ensembles qu'il nomme de façon très originale a,b et c en fonction de la position de leur raie d'absorption dans le spectre lumineux. Et comme ces pigments sont intracellulaires il leur donne le nom générique de cyto-chromes. Il constate également qu'aucun de ces trois cytochromes ne change de couleur quand il est directement exposé à l’oxygène. Il manque un truc et ce truc sera découvert en 1931 par Otto Warburg qui obtint le prix Nobel pour sa découverte. Je simplifie mais en gros il découvre qu'il faut du sucre. Il ne le sait pas encore mais sa découverte correspond à la chaîne respiratoire mitochondriale et au cycle d'un de ses élèves : Krebs.

Notons qu'en France à la même époque on s'intéresse également au sujet mais qu'on part dans une mauvaise direction. En 1931 Germaine Duclaux (1) qui en est encore au cytochrome au singulier, constatant qu'en spectroscopie son cytochrome a une raie identique à celle de l'oxyhémoglobine dans le violet profond, en déduit que le cytochrome joue un rôle dans l'action de la lumière sur les organismes. C'est faux mais on y reviendra plus tard.

J'accélère peu pour dire que ces enzymes, ou pigments respiratoires, qui changent de couleur selon leur état d'oxygénation sont présents de façon très étendue dans le monde vivant, que ce soit dans l'hémoglobine (qui passe du rouge brillant au brun), l'hémocyanine (présente chez les mollusques et les arthropodes, qui passe du bleu profond au transparent), l'hemerythrine (présente chez d'autres bestioles marines, qui passe du violet au rose) et la chlorocruorine (présente chez des coquillages, qui passe du vert au rouge).

Résumons-nous. Il existe donc des enzymes dans les cellules qui changent de couleur selon leur niveau d'oxygénation qui chez l'homme fonctionnent en présence d'un substrat, en l'occurrence le glucose. Notons également au passage que la cantatrice du cinquième élément est un mollusque et que les vulcains sont des coquillages.

Accélérons encore le temps. Progressivement avec les découvertes de Hans Adolf Krebs (prix Nobel en 1953) et Peter Mitchell (prix Nobel 1978), on finit par comprendre que ces cytochromes sont des coenzymes de la chaîne respiratoire mitochondriale constituées d'une porphyrine (pour ceux qui avaient réellement lu le premier paragraphe de l'introduction et ne le comprenait pas vous allez être récompensés) et d'un atome métallique qui leur permettent de se lier à de l'oxygène tout en transférant des électrons d'une molécule à un autre. Ceci leur confère des propriétés oxydo-réductrice.

Résumons-nous une deuxième fois : il existe donc des enzymes, qui en fait sont des co-enzymes, qui en raison de leur structure chimique peuvent se lier à l'oxygène pour favoriser des réactions chimiques oxydoréductrice et qui ont comme autre caractéristique amusante mais inutile, de changer de couleur selon qu'ils sont liées ou non à de l'oxygène.

Toujours pour ceux qui ont lu attentivement ce qui précède, vous vous souvenez que Keilin avait identifié trois types de cytochromes différents selon leur raie d'absorption du spectre lumineux et qu'il les avait appelés a, b et c. Cette nomenclature est restée et on se retrouve en 2015 avec des cytochrome a, b et c. Ces trois cytochromes sont ceux qui interviennent dans la chaîne respiratoire mitochondriale.

Si des médecins avaient pu lire cette introduction sans fuir en glapissant, ils m'auraient interrompu en me disant : "Dis-donc ! T'es sûr de toi là ? Parce que le cytochrome a ou b ou c, j'en ai jamais entendu parler ! Celui dont on ne doit pas prononcer le nom est le cytochrome p, et son numéro est le 450…". Et là le médecin se dissipe en un petit nuage bleu car la prononciation de l'incantation [SI-TO-KRO-MEU-PE-KAT-SANS-SIN-KANT] a pour effet de refouler tout diplômé de médecine dans un autre multivers.

Sans cette disparition aussi brutale que nuageuse, j'aurais pu lui répondre : "oui, j'en suis sûr, car pour comprendre il faut continuer à se plonger dans l'histoire". Remarquez avec quelle habileté ce paragraphe et le précédent n'apportent aucune information mais vous permettent de reprendre votre souffle.

On retourne donc en 1952. Un certain Julius Axelrodt âgé de 40 ans a enfin le droit de mener ses propres recherches en biologie bien qu'il n'ait toujours pas son doctorat (ça c'est pour les thésards qui gémissent sur la longueur de leur cursus). Dans un document publié plus tard (2) il explique qu'il cherchait à comprendre comment fonctionnaient les amines, l'amphétamine et l'éphédrine. Et en 1952, on faisait exactement comment en 2015, on injectait ces molécules à toutes les petites créatures blanches et duveteuses que l'on trouvait pour voir ce que cela donnait. De façon étonnante, Axelrodt en menant ses expériences constate que si chez la plupart des mammifères il retrouve des dérivés de ces molécules dans le sang, quand il injecte des amphétamines à des lapins, il ne retrouve rien. Pas une trace. Malin comme un lapin, Axelrodt se dit que si le lapin fait disparaître toutes les amphétamines, c'est que d'une façon ou d'une autre le lapin est équipé d'une super enzyme anti amphet. Ni une ni deux, il confisque toute les mammifères blancs duveteux avec de grandes oreilles douces et roses disponibles dans l'animalerie, les bourre d'amphétamines et les charcute pour en extraire le foie. Il prend ensuite les foies frais, les tranche finement, les homogénéise, filtre les différents substrats** et constate que dans le substrat connu pour correspondre au cytosol, les amphétamines sont métabolisées si on ajoute à ce substrat du NADPH et de l'oxygène (un agent d'oxydation).

Je suis absolument certain qu'à part éventuellement vous émouvoir du sort des lapins laineux ce que je viens de vous raconter dans le paragraphe précédent vous laisse de marbre. Pourtant cette découverte est essentielle. Repassons-là au ralenti : Axelrodt vient de prouver que dans les cellules hépatiques il existe des enzymes qui se comportent comme les cytochromes de la chaîne respiratoire (c’est-à-dire qui consomment du NADPH et de l'oxygène) et que ces enzymes ont pour fonction de métaboliser un produit chimique qui n'est pas naturellement présent en nous. Il vient de découvrir une toute nouvelle catégorie de cytochromes qui explique comment le foie métabolise les médicaments. Il vient tout simplement, avec sa bouillie de foie et ses cadavres de lapins, de bouleverser toute la pharmacologie et la médecine, fonder une nouvelle science, et donner du travail à suffisamment de chercheurs pour que PubMed recense 38667 articles scientifiques entre 1965 et 2015 sur ce sujet. C'est très très très génial et Axelrodt aura la prix Nobel en 1970… mais pas du tout pour cette découverte. En fait son prix Nobel lui sera décerné pour un autre découverte de rien du tout : les neurotransmetteurs et le fonctionnement de synapses. Voilà. Tout simplement.

Et là, après une émotion si violente qu'au moins trois d'entre vous se sont arrêtés dans leur lecture pour mettre des croquettes dans le bol du chat et consulter la météo pour demain, je vais répondre à cette question qui vous taraude (non… pas celle qui est de savoir si en fait vous n'avez pas déjà nourri le chat) : c'est bien beau tout ça mais quel rapport avec le cytochrome p450 ? Le rapport est simple. Ce nouveau cytochrome n'étant pas semblable à ceux de la chaîne respiratoire mitochondriale, il semblait bizarre de le nommer d. En essayant d'en préciser les caractéristiques, Axelrodt découvre que ce cytochrome absorbe le spectre lumineux dans la raie de 450 nm (presque l'ultra-violet) ce qui est très loin du spectre d'absorption des cytochromes a, b et c. Cette caractéristique est suffisamment unique pour le distinguer à coup sûr, et il est nommé cytochrome p450 (p correspond à une constante physique).

Résumons-nous une troisième fois :
  • Il existe dans le corps humain des coenzymes capable d'oxyder d'autre molécules en présence d'oxygène (pour oxyder c'est plus facile) et de NADPH (dérivé du sucre).
  • Ces coenzymes ont la particularité d'absorber la lumière visible dans certaines fréquences. On les nomme cytochromes.
  • Il existe quatre grands groupes de cytochromes : les a, les b, les c (parfois vous trouverez des f, qui sont des cousins des c) et les p450.
  • Les trois premiers sont situés dans les mitochondries et sont impliqués dans la chaîne respiratoire mitochondriale.
  • Le dernier est surtout présent dans les cellules hépatiques et est impliqué dans la métabolisation des substances chimiques.
  • Il n'existe donc pas de cytochrome p451 ou p 452 ou n226.
Et accessoirement, pour ceux qui se souviennent de Germaine Duclaux (mais si, au début de cette intro… la femme qui a écrit en 1931 qu'elle avait découvert un cytochrome qui absorbait la lumière ultra violette…) et bien a posteriori, on peut se demander si ce que Germaine a découvert ça n'était pas le p450 (450nm est une lumière violette) puis que les cytochromes normaux absorbent la lumière dans une autre partie de spectre. C'est dommage, Germaine aurait pu devenir célèbre. Mais en même temps pas de regrets, si Axelrodt n'a pas eu le Nobel pour sa découverte, Mme Duclaux ne l'aurait pas eu non plus. 

Et voilà, fin de l'intro pour les curieux de pharmaco qui voudraient en savoir plus, fin tout court pour les autres.

BONUS ET RÉFÉRENCES

* Pour l'anecdote, MacMunn travaillait avec son spectroscope dans un petit laboratoire aménagé dans les combles au-dessus de sa grange, comme quoi ceux qui se plaignent de ne pas avoir de bonnes conditions dans les labos actuels sont difficiles :-). https://books.google.fr/books?id=9fAuS8vw6BkC&pg=PA74&hl=fr#v=onepage&q&f=false

** Pour ceux qui se demandent à quoi correspond cette méthodologie, cela consiste à distinguer dans un échantillon des caractéristiques communes au constituants de masse ou de volume identique en les séparant à l'aide de filtre ou par centrifugation. C'est comme si vous preniez une rame de métro, sépariez les passagers en fonctions de leur poids, et tentiez de trouver leur profession en fonction des groupes creés : les 50-60 kg sont fonctionnaires, les 60-70kg plombiers etc. Ça peut paraître complément idiot, mais en biologie cellulaire pendant des décennies c'était mieux que rien.

(1) http://www2.biusante.parisdescartes.fr/livanc/index.las?do=page&cote=90014x1931x182&p=124

(2) http://garfield.library.upenn.edu/classics1991/A1991FH00200002.pdf