1873 - Constantin Paul invente la morphine sous-cutanée.

Constantin Paul

Dans un billet précèdent, je vous ai raconté l'histoire de Constantin Paul et de ses recherches sur le pouvoir antalgique de…l'eau. Avec nos connaissances, il est facile de le critiquer, mais j'avais rajouté (attention je m'auto-cite, ce qui traduit indiscutablement un début de psychose paranoïaque) :

Si la naïveté de Constantin Paul vous interpelle à une période où on avait déjà découvert les anesthésiques, sachez que sa démarche était ultra scientifique selon les normes de l'époque. Analyser chaque élément d'un traitement, y compris les moyens matériels, était une réaction à l'empirisme qui régnait dans les facs de médecine.


Du coup, pour améliorer sa réputation, voilà comment il a inventé (et pas découvert), la morphine en injection sous cutanées. Nous sommes en 1873. Constantin Paul a 40 ans. Il travaille sur un livre intitulé "Traitement des paralysies rhumatismales de la face par l'électricité (faradisation et galvanisation)", et n'a pas encore publié quoi que ce soit sur le stéthoscope flexible qu'il améliorera vers 1876 (ça c'est pour vous montrer que c'était un bricoleur touche à tout).


Il publie un article (0) dans le : "RÉPERTOIRE de PHARMACIE, recueil pratique rédigé par M. EUG LEBAIGUE et une revue thérapeutique par M. le Dr CONSTATIN PAUL, médecin des hôpitaux, professeur agrégé à la Faculté de médecine, Secrétaire général de la Société thérapeutique". Pour le dire autrement, il publie un article dans sa propre revue.


Avant de décortiquer cet article, petit rappel pour ceux qui n'ont pas encore lu de billets de ce type sur ce blog : le style littéraire de l'époque est parfois surprenant pour nous. Le plan classique introduction, matériel et méthode, résultats, discussion, conclusion, ne 's'est pas encore imposé, et les auteurs écrivent comme s'ils retranscrivaient une conférence. Les idées ne s'enchaînent pas toujours logiquement ,il y'a des passages du coq à l'âne, et souvent des appréciations morales. Ne soyez donc pas surpris.



Après ce long préambule, attaquons le texte.

Avant 1853, le principal antalgique soluble injectable connu était l'opium. Il s'utilisait en liqueur (des infusions en fait), dont la plus commune était la liqueur de Batteley qui était obtenue en dissolvant de l'opium pur dans de l'eau de rose. On utilisait pour cela un gros (3,8 grammes) ou un demi-gros (2 grammes) de feuilles et une once (30 ml) d'eau) (1). Cette liqueur était ensuite utilisée telle quelle un peu partout, y compris dans les yeux (2).

La morphine, connue depuis 1804, n'était utilisée qu'en forme per os. Elle était hors de prix et était souvent mélangée à deux autres dérivés de l'opium, la NOSCARPINE (découverte en 1803) ou la CODÉINE (découverte en 1832).

En 1853, à Edinbourg, Alexander Wood (1817 - 1884), a l'idée d'utiliser de la MORPHINE en injection grâce à une découverte toute récente : l'aiguille creuse de Ferguson. Il se sert de chlorhydrate de MORPHINE et l'injecte directement dans les ganglions nerveux pour soulager les névralgies. Dans les injections de Wood il y'avait 13 milligrammes de chlorhydrate dilué dans 1 milligramme d'eau injectable. A cette concentration les résultats n'étaient pas extraordinaires, et rapidement Wood recommença à utiliser la liqueur de Batteley (3).

Vers la même époque, en Autriche, Gustav Loebl (1816 - 1880) tente d'injecter de l'opium brut (c’est-à-dire non purifié en MOPRHINE et CODEINE). Il dissolvait un peu plus d'opium que dans la formule de Battely (5 grammes d'Opium dans 1 gramme d'eau). Pourquoi je vous inflige ces détails de concentration depuis le début de ce billet ? Parce que ça a une importance énorme : l'OPIUM, comme la MORPHINE ne sont pas solubles dans l'eau. Et ça c'est n'est quand même pas rien quand vous voulez injecter quelque chose. D'ailleurs Loebl est vite limité dans ses essais par la sédimentation de l'OPIUM au fond de la solution. Alors Loebl a une idée (totalement idiote) : rajouter de la gomme ! La gomme en restant en suspension dans l'eau, empêche la sédimentation de l'opium et donne une apparence de liquide homogène. Sauf que ce n'est qu'une apparence. Non seulement l'OPIUM n'est pas plus solubilisé qu'avant, mais en plus la gomme est constituée d'éléments solides emboligénes. Du coup, à mesure que Loebl injecte sa substance, il voit apparaître de fortes réactions aux points d'injection, au point qu'il arrête après le troisième patient. Il essaie alors d'utiliser l'extrait d'OPIUM.
C'est le moment ici de faire notre pause : potion magique. Aujourd'hui : "comment fait-on de l'extrait d'Opium ?".

On fait macérer de l'OPIUM trois fois de suite dans six parties d'eau froide que l'on fait ensuite évaporer au bain marie (c'est de la cuisine). Il en reste une sorte de sirop que l'on redissout dans 16 fois son poids d'eau froide et on l'évapore à nouveau au bain marie (c'est long). La seconde dissolution de l'extrait dans l'eau sépare une abondante quantité d'une matière insoluble composée de NARCOTINE (NOSCARPINE), de résine, d'huile, et de matière colorante. Dans l'extrait restant, il y' a pour moitié de l'OPIUM, et cet OPIUM contient 1/6 de son poids de MORPHINE. Cet extrait a une couleur brune très foncée et une odeur caractéristique différente de celle de l'OPIUM (4).
Comme Loebl n'a pas la moindre idée de la quantité de MORPHINE nécessaire, il fait une titration en injectant de 25 mg à 400 mg d'extrait soit 4 mg à 66 mg de MORPHINE. Les résultats de tolérance sont meilleurs (pas de réaction locale), mais niveau antalgie, c'est toujours pas ça, parce que les patients son mieux soulagés par la prise orale de sels de MORPHINE. Têtu, l'autrichien a alors une autre idée. Si la MORPHINE sous cutanée ne soulage pas, peut-être constipe-t-elle ? Ça paraît bizarre comme question mais à l'époque, mourir de diarrhée était une cause de décès fréquente, et l'idée de Loebl était excellente, puisque les patients, en raison des vomissements associés, ne pouvaient pas avaler la MORPHINE per os. Il essaie donc ses injections sur des patients victimes de Choléra et d'entérite tuberculeuse… sans aucun résultat concret. Ce deuxième échec marque la fin des expérimentations de Loebl avec la MORPHINE SC.

Résumons-nous : on tâtonne. En Ecosse Wood à découvert les aiguilles de Ferguson et utilise le chlorhydrate de MORPHINE mais c'est pas terrible et retourne à l'OPIUM pur. En Autriche Loebl essaie l'OPIUM pur puis l'extrait et n'en tire rien, pas même un effet constipant. Bref, cette voie semble être une impasse.

En France par contre on ne se laisse pas décourager. On est même très inventif, parce que si vous avez lu le billet sur les cancers, la France est en retard par rapport aux autres pays, et on a encore du mal à se défaire des recettes empiriques. Et cette inventivité se traduit par les essais de Delioux de Savignac. Olivier Claude Auguste Delioux de Savignac (1806 - 1882), Chirurgien de deuxième classe de la marine (c'est un titre, pas une appréciation) , Officier de la légion d'honneur, qui tente une audacieuse synthèse entre la médecine moderne, et le bon vieux grog de la marine, avec sa liqueur à lui !
C'est le moment ici de faire notre deuxième pause : potion magique. Aujourd'hui : "comment fait-on de la liqueur de Delioux ?"

On prend de Laudanum de Sydenham soit 16 parties d'OPIUM brut, 8 parties de safran, 1 partie de cannelle, 1 partie de girofle, parties de vin de Malaga 125 . On fait macérer 15 jours et on filtre. Ensuite on change tout. Pour faire du Delioux, on remplace l'OPIUM par de l'extrait d'OPIUM titré à 20% de MORPHINE, on double le safran (quand je vous parle d'audace), on remplace le clou de girofle par de l'alcool de menthe et de mélisse, et on remplace le vin, par de l'eau, du sucre et de l'alcool pur (remarquez la mesquinerie de la marine).
Et qu'est-ce qu'on fait avec ça ? Selon Delioux de Savignac, on l'injecte (le sirop d'alcool au safran… si si !) dans les nerfs responsables de névralgies. Sauf que comme le remarque Constantin Paul, dans les cinq gouttes nécessaires et suffisantes pour calmer les douleurs, il n'y a que 2 milligrammes de MORPHINE soit à peu près rien. Donc c'est pas la MORPHINE qui est efficace mais probablement l'alcoolisation du ganglion nerveux. En fait, sans le savoir, Delioux de Savignac a inventé un traitement encore utilisé en 2016, mais dont personne ne sait et n'a jamais su qu'il en était à l'origine, pas même lui.

Re-résumons-nous : en 1873, les Ecossais et les Autrichiens ont échoué à trouver un usage à la MORPHINE sous-cutanée, et en France on fait joujou avec du safran et des clous de girofle. Et tout ça parce que la MORPHINE pure nécessite 1000 partie d'eau pour être solubilisée, soit l'injection de 10 grammes d'eau pour avoir 1 gramme de MORPHINE sous la peau.

Maintenant petit point technique. Si vous avez lu attentivement , vous avez peut-être vu que dans le cas de Wood on parle de chlorhydrate de MORPHINE, alors que dans les autres exemples on parle de MORPHINE tout court. Et si vous avez des connaissances sur la MORPHINE, peut-être savez-vous aussi qu'il existe du sulfate de MORPHINE et de l'acétate de MORPHINE. Avant d'aller plus loin, il est important de comprendre la différence entre ces substances.
La MORPHINE est une substance extraite de l'OPIUM. Elle est insoluble dans l'eau froide et est soluble dans les huiles et les alcalins caustiques. Pour l'anecdote, elle devient rouge sang quand on la mélange à de l'acide nitrique, et bleu quand on la mélange à de l'acide de sulfate ferrique.

Le sulfate de MORPHINE s'obtient en mélangeant 1 unité de MORPHINE avec 1 unité d'acide sulfurique et 6 unités d'eau. Ce sulfate est soluble dans l'eau et dans l'alcool. Cette forme était à l'époque utilisée en poudre ou en sirop. Le sulfate de MORPHINE contient 80% de MORPHINE (et il est toujours utilisé en 2016).

Le chlorhydrate de MORPHINE est obtenu de la même façon, en remplaçant l'acide sulfurique par de l'acide chlorhydrique. Le chlorhydrate contient 81% de MORPHINE (et il aussi est toujours utilisé en 2016).

L'acétate s'obtient en remplaçant l'acide sulfurique par de l'acide acétique et il contient 88% de MORPHINE ( et il n'est plus utilisé en 2016 parce que ça donne de façon instable de l'héroïne). Par contre cette forme était très employée à l'époque, et c'est probablement comme ça que le bon Sigmund Freud a rendu Elisabeth d'Autriche (Sissi), héroïnomane. De plus, l'acétate est très irritant, ce qui pouvait donner des abcès aux points d'injection.
On est donc en 1873, et Constantin Paul va réessayer le chlorhydrate de MROPHINE en sous-cutané. Il utilise des seringues remplies de 10 milligrammes de MORPHINE. Il pique. Et il observe. Au début il constate une réaction inflammatoire locale. L'effet antalgique est rapide. Au bout de 5 heures il constate des phénomènes d'intolérance avec des malaises, vertiges, nausées et céphalées. Après 3 heures de plus, il observe des sueurs profuses. Il constate aussi qu'en répétant les injections, il s'installe un phénomène de tolérance. Il cite l'exemple d'un de ses patients consommant 1 gramme de chlorhydrate de MORPHINE par jour pour une péritonite tuberculeuse, sans obtenir d'effet antalgique.

En bon scientifique, Constantin Paul discute ensuite des avantages comparés des différentes voies d'administration. Première option : si ça marche en sous-cutané, pourquoi ne pas dénuder complément le derme (écorcher les patients), en en tartiner la plaie ainsi obtenue ? Ben oui pourquoi ? Alors il essaie (l'éthique au XIXe siècle…) ! Et bien parce que ça fait super mal, que la résorption est anarchique, et qu'en plus ça s'infecte. Mais bon, avant d'avoir essayé on pouvait pas savoir. Alors pourquoi ne pas l'avaler ? Parce que ça entraîne des vomissements importants empêchant d'atteindre la dose antalgique. Et en intra-rectal ? C'est pas mal, mais c'est pas pratique chez les patient qui ont une diarrhée. Donc Constantin Paul en reste à la voie sous-cutanée.

Reste une question, pourquoi Wood, 20 ans plus tôt, n'a pas obtenu les mêmes résultats que Paul alors que lui aussi avait utilisé du chlorhydrate de MORPHINE ? Personne n'en sait rien. C'est d'autant plus étrange que les dosse utilisées étaient proches (13 milligrammes pour Wood, 10 milligrammes pour Paul). Une des explications est probablement que Paul faisait des injections sous-cutanées pures, alors que Wood injectait probablement directement dans les nerfs. C'était pas des sous-cutanées mais des intra-nerveuses.

REFERENCES

(0) l'article original de Constantin Paul - page 183 du répertoire de pharmacie.

https://books.google.fr/books?id=vfQKAAAAYAAJ&hl=fr&pg=PA373#v=onepage&q&f=false

(1) Conversion d'unité dans la pharmacopée universelle de 1840

https://books.google.fr/books?id=alwKAQAAMAAJ&pg=PA145&lpg=PA145&dq=un+gros+d%27opium+e&source=bl&ots=k01C0K6B9r&sig=DjoaZDH2gpBJBZ8DFUqw4DX-wlo&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiVi7q0hobLAhUH2RoKHeT8AAsQ6AEIJzAC#v=onepage&q=un%20gros%20d'opium%20e&f=false

(2) Traité sur les maladies des yeux - W. Lawrence - 1832

https://books.google.fr/books?id=EiAPAAAAQAAJ&pg=PA178&lpg=PA178&dq=liqueur+de+batteley&source=bl&ots=FhDyNSBruJ&sig=1omRTIpSIMPRmC88G8RRgZQE8og&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjun_nghYbLAhWCyxoKHSySDQcQ6AEIJTAA#v=onepage&q=liqueur%20de%20batteley&f=false

(3) L'union médicale - journal des intérêts scientifiques et pratiques moraux et professionnels du corps médical - 1856 - correspondance officielle de l'académie impériale de médecine - 12 juillet 1859 - page 92.

https://books.google.fr/books?id=JimgAAAAMAAJ&pg=PA93&lpg=PA93&dq=liqueur+de+batteley&source=bl&ots=Q8U3E9I71_&sig=REXeUpv51MJCK8OLGFYMqCiUM7k&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjun_nghYbLAhWCyxoKHSySDQcQ6AEIKTAB#v=onepage&q=liqueur%20de%20batteley&f=false

(4) préparation des opiacés - OPIUM - Répertoire général des science médicales, tome XXI - 1841 - page 104

https://books.google.fr/books?id=WUJHAQAAMAAJ&pg=RA1-PA105&dq=extrait+d'opium&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwj71v2PkobLAhXMDxoKHYDIC-IQ6AEILDAB#v=onepage&q=extrait%20d'opium&f=false