On commence par ce qu'en 2016 on nommerait une revue de la littérature. Elle est publiée en 1836 dans la revue médicale française et étrangère du journal des progrès de la médecine hippocratique (oui, c'est le nom complet…). L'auteur en est le docteur Nicolas-Claude-Joseph Godelle médecin à l'Hôtel-Dieu de Soissons. Son nom ne vous dit évidemment rien, mais il a sa page Wikipédia qui indique qu'il est né en 1773 (sous Louis XV donc !), qu'il est nommé médecin chef de L'Hôtel-Dieu lors du siège de cette ville par les Prussiens et qu'il était connu comme… archéologue et étymologiste. Quelle importance ? Et bien il est également historien de la médecine, ce qui lui permet de rapporter tout un tas d'exemples sur les médicaments usuels depuis le moyen-âge.
Au moyen-âge, les traitements sont des trésors. Au sens strict. Chaque famille a sa recette qui se transmet de générations en générations par hérédité ou contrat de vente. Ainsi Louis pouvait hériter du château familial, Marie de la ferme familiale et Henri de la crème contre les cors aux pieds familiale.
Dans les familles les plus instruites, le patrimoine pouvait également comporter des techniques chirurgicales et elles en faisaient commerce de façon empirique. Pour le dire autrement, ils opéraient sans rien, mais alors rien connaitre à la chirurgie. C'est un peu comme si votre pote boulanger avait appris de sa mère à transplanter les poumons sans aucune notion de médecin ou d'anatomie. Ça ne veut pas dire pour autant qu'ils étaient nuls et Godelle cite comme exemple le traitement d'une fracture de Charles Messier (1730-1817, le découvreur de la galaxie d'Andromède) qui un jour se casse la gueule du haut de son observatoire, se fracture une jambe, se la fait réduire par un membre de l'académie de médecine, en garde une méchante boiterie comme séquelle, et finalement fait appel à une de ces familles spécialisées dans une chirurgie particulière (ici un spécialiste des fractures), qui lui re-brise la jambe, la réduit comme il faut et le guérit. Ils n'étaient donc pas si nuls, mais il n'y avait que du savoir empirique ! Pas un gramme de science. Pour l'anecdote, Godelle dit que depuis ce moment Messier ne fit plus du tout confiance à la science pour quelque sujet que ce soit.
Cet exemple de savoir empirique plus efficaces que le savoir scientifique est également selon Godelle observable dans les traitements médicaux. Il prend comme exemple l'arsenic. En 1836, les scientifiques savent que c'est un poison, que les produits dérivés de l'Arsenic sont caustiques, et que leur usage, même sous forme de pâtes cutanées (pommades)peut provoquer un décès rapide. Ceci étonne Godelle car en Grande Bretagne le "remède de Pluncket" et en France les "pâte de Côme" et la "pommade de Rousselot", riches en arsenic, sont d'usage courant surtout sur les lésions cancéreuses.
Aparté : il ne faut pas croire qu'à l'époque la physiopathologie du cancer était totalement inconnue. Comme l'écrit Godelle : "… le cancer échappe au tranchant du couteau qui ne peut aller le saisir dans les derniers filaments qu'il projette à des distances impossibles à déterminer […] toutes les parties non détruites […] se rapprochent, se rattachent et se renouent pour former un nouveau corps doué d'une puissance destructive plus énergique que le premier…" - "le cancer se multiplie par les molécules carciniques disséminées dans l'organisme et provoque la cachexie cancéreuse". Ils avaient donc a peu pré découvert le problème des métastases, de leur diffusion hématogène, et des exérèses sans marge de sécurité. Mais revenons à l'Arsenic.Le raisonnement de l'époque était que si ce "corps" (c’est-à-dire le cancer) a une telle "force vitale", il faut, pour le traiter, le poison le plus nocif, le plus pénétrant et le plus délétère de la nature".
Pour illustrer la nécessité d'utiliser un poison violent, Godelle cite comme exemple une tumeur digestive chez une femme de 20 ans, qui donne une métastase palpébrale (NB, la question ici n'est pas de savoir si en 2016 on aurait retenu le même diagnostique mais de voir le raisonnement de l'époque) . La lésions s'aggrave et envahit la face. Elle provoque des douleurs importantes et Godelle tente de les diminuer en "ramollissant la lésion" avec tout le spectre des médicaments à sa disposition, c'est à dire… des cataplasmes d'amandes amères (une pommade à la Frangipane). Désespérée de se voir à la mourir à petit feu, avec un visage déformé et douloureux, la patiente va demander son avis au Professeur Dupuytren (celui de la fracture homonyme, cité par Balzac dans plusieurs romans, bref LE chirurgien ultime de l'époque). Et Dupuytren lui colle…de la pommade (il n'avait pas le choix, la seule option chirurgicale aurait été la décapitation). Et cette pommade c'est celle de frère Côme (on en reparle après). La pâte reste en place 54 jours (….!) puis tombe. Et à la place, il y a… plus rien pendant quelque temps, avant que la tumeur ne reprenne du poil de la bête. La patiente demande une deuxième application, et comme les médecins hésitent, elle va voir un soigneur empirique (un paysan), qui lui colle sa pommade à lui. Celle-ci reste en place 28 jours, et tombe à son tour pour laisser la place à une cicatrice dont, oh surprise, renait une nouvelle tumeur. Et comme cette fois-ci la tumeur se développe très rapidement, Godelle décide de pratiquer une exérèse quel qu'en soit le risque. L'opération a lieu le 6 octobre 1835 (c'était un mardi, le temps était clair, il faisait 14°).
Deuxième aparté : description de la chirurgie, histoire de se faire peur :"… Des cataplasmes émollients sont appliqués quelques jours à l'avance pour faire tomber les croûtes qui donnent à la tumeur l'aspect tuberculeux du crapaud ; à la place de ces croûtes il s'est formé une couche mince d'une sorte de gomme assez consistante et qui recouvre les irrégularités de l'ulcère. Un vésicatoire est ajusté à la forme de cette espèce de cicatrice presque improvisée. Au bout de huit heures une pellicule est soulevée mince comme de la baudruche. Cette pellicule détachée met à nu un fond traversé de fibres blanchâtres dont trois sont grosses comme des tuyaux de plume de poule et dont les autres sont beaucoup plus petites mais toutes rayonnant au-delà de l'espace découvert et présentant dans leurs interstices une sorte de gelée grisâtre peu consistante. J'étends la pâte préparée d'après la formule de Dupuytren sur toute la plaie avec une petite spatule de bois et j'ai l'attention de faire la couche moins épaisse sur les os du nez dans la crainte d'en intéresser la substance. Le tout est recouvert d'une toile d'araignée. Le caustique avait été appliqué à 5 heures du soir, il occasionne bientôt une sensation de brûlure assez vive qui persiste toute la nuit et prive la malade de sommeil. Le lendemain le nez et le tour des yeux sont gonflés ; il survient de la fièvre, une céphalalgie intense, de la soif…." Tout ça évidemment sans asepsie ni anesthésie.Et là miracle, la tumeur semble avoir disparu définitivement (en tout cas jusque 'en 1836). Et la patiente cicatrise suffisamment pour que son visage retrouve son aspect d'origine.
Que conclut Godelle de tout ça ? Il en tire la conclusion que si en 1836 la science commence à sortir de la brume, elle n'est pas encore assez fiable pour se passer, ou même se mesurer aux savoirs empiriques. Notez bien que Godelle se considère comme un scientifique et il se désole de ce constat. Mais comme il est médecin, il invite ses contemporains, à continuer d'utiliser ces vieilles recettes, mêmes lorsque des arguments scientifiques viennent prouver leur nocivité, aussi longtemps que l'effet thérapeutique est positif. Il fait en quelque sorte une forme de protoEBM. Pour le dire avec ses mots :"…Je savais que je ne tuerais pas [la patiente] mais ne devais-je pas craindre [les conséquences]…"
Placé devant cette discordance entre raison et résultats, Godelle cherche à comprendre quels sont les effets réels de l'arsenic. Il part du savoir empirique : l'arsenic permet la cicatrisation des ulcères tropicaux (une saleté bactérienne aussi appelée pourriture de l'hôpital), il tue les insectes, guérit la gale, empêche la fermentation, mais provoque le décès en cas d'ingestion massive ou d'application massive sur la peau. Il sait aussi que l'arsenic est utilisé depuis l'antiquité sous le nom d'orpiment (c'est une magnifique roche jaune dorée formée de trisulfure d'arsenic) ou de sandaraque (un autre nom de l'arsenic rouge, encore appelé réalgar ; c'est une roche rouge constituée de sulfure d'arsenic, longtemps utilisée comme mort aux rats).
Il cherche dans les documents qui sont à sa disposition, et découvre :
Bref, comme vous le voyez, ce que Godelle découvre, c'est que si durant l'antiquité les produits étaient choisis pour leur pouvoir corrosif (avec un peu de magie quand même, il faut pas idéaliser), à partir de la renaissance, c'est surtout la magie qui l'emporte.
Au XVIII eme siècle apparait ce qui jusqu'au XIX ème siècle va devenir ce qu'on appellerait aujourd'hui un blockbuster : la poudre de frère Côme. On ne sait pas grand-chose de lui si ce n'est qu'il a acheté la recette de la poudre à un chirurgien pour un montant tout simplement délirant pour l'époque (c'est quelque part la premier rachat d'une molécule par un gros labo auprès d'une startup). Evidemment à ce prix-là, le bon frère Côme, tout charitable et plein de miséricorde, s'est bien gardé d'en divulguer la recette, mais comme souvent, ses élèves l'ont trahi (les premiers génériqueurs ?). Quoi qu'il en soit, cette poudre associait du cinabre (un minerai de mercure rouge carmin, utilisé comme poison, comme antidote, mais aussi comme élixir d'immortalité en Chine, ce qui aurait efficacement causé le décès du premier empereur de la dynastie Qin le 10 septembre 210 avant JC), des cendres de semelles (oui, de semelles), d'arsenic blanc et de sang-dragon.
Si vous avez réussi à suivre le plan un peu sinueux que j'ai suivi, vous vous souvenez que si Godelle fait une revue de la littérature, c'est pour essayer de comprendre pourquoi les dérivés de l'arsenic sont utilisés comme anti-cancéreux depuis Hippocrate (et que ça semble marcher) , et pourquoi les scientifiques de son temps trouvent que c'est une idée stupide car l'arsenic est un poison (et que cela semble exact).
Godelle se retrouve donc avec des traces d'un savoir empirique, sans aucune explication sur le mode d'action de ces différentes poudres. Il tente alors de faire le point sur les connaissances disponibles sur le cancer. Autant dire qu'en 1836 ça ne l'emmène pas très loin. Comme il le dit lui-même :" son étiologie reste enveloppée de l'obscurité la plus profonde". Il bat même en brèche certaine théorie comme un lien entre inflammation chronique et cancer (pour ceux qui ne le savent pas, on en cause encore en 2016 mais avec des termes qui recouvrent des concepts différents de ceux de cette époque). Il constate que le rasage quotidien (à cru) donne une bonne grosse inflammation, et que ce n'est pas pour autant que tous les mâles décèdent d'un cancer du visage. Il élimine aussi d'autres idées répandues à l'époque comme la théorie de l'organisme vivant qui nait et dévore sa victimes (Ridley Scott n'a rien inventé) ou la théorie lépreuse (qui veut que le cancer ne soit qu'une variante endogène). Ce dont Godelle est certain, c'est que le cancer se développe à partir d'un germe (au sens cellule originelle), qui se développe à bas bruit dans un organe, puis le perce, le déchire et se dissémine ensuite par le sang (Godelle connaît donc sans le savoir le T et le M de la classification TNM). Il sait aussi que le cancer est un corps organisé mais informe, qui est capable de détourner les vaisseaux sanguins à son profit pour en capter les éléments nutritifs (il connaît donc la neo-vascularisation). Il sait enfin que quel que soit le point de départ du cancer, il arrive un moment dans l'évolution de la maladie où l'évolution vers la dissémination est toujours la même. Il appelle ça "l'unicité" du cancer (il vient donc d'inventer l'oncologie moderne). Godelle est même statisticien : il constate que le cancer touche dans 3/4 des cas les femmes, mais si on exclue les cancers mammaires et utérins, le risque redevient équivalent dans les deux groupes hommes et femmes. A son époque les organes le plus touchés sont l'utérus, les seins, l'estomac, la face, la bouche, les cuisses et les yeux chez la femme, et l'estomac, la face, la bouche, l'anus, les testicules, les jambes et les yeux chez l'homme.
C'est pas pour troller, mais remarquons qu'à une période où tout le monde mangeait bio, où il n'y avait aucun produit plastique dans l'environnement et où l'espérance de vie moyenne était de 40 ans, les cancers étaient assez proches de ce que l'on voit aujourd'hui.
Avec tous ces éléments en tête, on en arrive à ses propositions sur les mécanismes d'action de l'arsenic. L'arsenic est corrosif. Il s'insère dans les tissus. Il agit lentement. Il tue les organismes vivants. Les ulcérations cancéreuses ne sont que le reflet d'une atteinte profonde. Il est impossible et inutile de tenter de les retirer chirurgicalement sauf si l'atteinte primitive permet une exérèse avec une bonne marge de sécurité (il cite le cancer de la lèvre). Il pense donc que l'arsenic est efficace parce qu'il détruit les tumeurs en profondeur en les dissolvant, et que cette efficacité n'est que transitoire si les tumeurs ainsi traitées ne sont que des métastases.
Vous allez peut-être me dire :"tout ça pour ça !". Et bien oui mais figurez-vous que c'est énorme. Je résume : il a décrit le cancer en ayant l'intuition de sa gravité selon sa taille, sa localisation et son nombre de métastases. Il a compris que lorsqu'il était visible il était en général trop tard. Il a constaté qu'un traitement empirique pouvait avoir une réelle action thérapeutique surtout si on enlevait les composants magiques (la poudre de semelle), et que cette action thérapeutique pouvait être analysée de façon scientifique.
Chose encore plus surprenante pour un médecin d'une époque où il n'était pas encore admis de partager ses connaissances, il propose la création d'un organisme d'état chargé de recueillir les informations sur les traitements disponibles, de les analyser, et de proposer des référentiels thérapeutique nationaux. Bref, il propose la création de l'INCA.
La même commission serait chargée de réunir et classer les faits recueillis dans toutes les parties du monde habité ainsi que ceux qui sont disséminés dans les ouvrages de toutes les langues et de tous les peuples ou qui existent inédits dans les cartons des sociétés savantes. Tous ces matériaux ainsi analysés et coordonnés par les soins de cette commission seraient publiés et livrés au monde savant aux frais du gouvernement si les souscriptions particulières étaient insuffisantes. Les médecins explorateurs missi medici pourraient être en même temps chargés de faire des recherches sur d'autres points relatifs à la conservation de l'homme. C'est par des moyens semblables que l'école d'Hippocrate a jeté les fondements désormais impérissables de l'art de guérir.
Bref, vous avez maintenant de quoi :
- Plusieurs formules utilisées par Hippocrate dont le Karikon mou : ellébore noir, sandaraque, squames de cuivre, plomb brulé, arsenic, cantharides (substance issue de broyage d'un insecte, qui était utilisé comme un pro érectile par inflammation de l'urètre. Elle était utilisée par Sade et aurait été utilisée par le président Felix Faure. Elle est toujours utilisée dans le ras el hanout pour assaisonner les tajines). Le karikon mou était utilisé comme anti ulcéreux cutané. Le caustique anti tumoral : orpiment, squames de cuivre, sandaraque, marbre cuit.Le baume anti tumoral de Timée : orpiment, myrrhe, encens, vitriol vert (sulfate de fer… toujours sur la liste des médicaments essentiels de l'OMS en 2016) , sandaraque, squames de cuivre, céruse brûlée, le tout amalgamé avec du miel.
- Puis une grosse absence d'innovation entre l'empire romain et le XIVe siècle (1400 ans pendant lesquels la revue prescrire a publié une seule feuille avec comme seul texte : n'apporte rien de nouveau)
- Puis un renouveau avec Guy de Chauliac qui utilise l'arsenic dans l'esthiomène (la gangrène) et dans le chancre ulcéré de la face (impossible de trouver l'équivalent actuel) qu'il traite avec un mélange d'arsenic sublimé (!), du suc desséché d'opium, de morelle (une plante également nommée tue-chien) et de chaux.
- Et puis de nouveau plus rien pendant deux siècles (la science avance mais pas vite).
- A partir de 1560, de nouvelles variantes apparaissent avec, en plus des différentes variétés d'arsenic déjà décrites ci-dessous, comme la poudre de Rodericus avec des produits ultra exotiques comme de la laitue sauvage, cueillie au mois de juin et desséchée ou encore la poudre de Craton avec de la racine de serpentaire (la Dracunculus vulgaris ou petit dragon commun, qui servait un peu à tout, du traitement des polypes nasaux à celui des fractures) associée à de la suie de cheminée . Godelle cite ainsi un nombre important de poudres utilisées à l'époque qui portent toutes le nom d'une famille ou d'un illustre guérisseur. Avant de passer à la suite, je vous cite juste encore deux de ces mélanges : la poudre de l'Aimant Arsenical associant de la poudre d'arsenic et de l'antimoine et la poudre de l'eau cathérétique de Kintikius associant arsenic, alun et eau de plantain.
Au XVIII eme siècle apparait ce qui jusqu'au XIX ème siècle va devenir ce qu'on appellerait aujourd'hui un blockbuster : la poudre de frère Côme. On ne sait pas grand-chose de lui si ce n'est qu'il a acheté la recette de la poudre à un chirurgien pour un montant tout simplement délirant pour l'époque (c'est quelque part la premier rachat d'une molécule par un gros labo auprès d'une startup). Evidemment à ce prix-là, le bon frère Côme, tout charitable et plein de miséricorde, s'est bien gardé d'en divulguer la recette, mais comme souvent, ses élèves l'ont trahi (les premiers génériqueurs ?). Quoi qu'il en soit, cette poudre associait du cinabre (un minerai de mercure rouge carmin, utilisé comme poison, comme antidote, mais aussi comme élixir d'immortalité en Chine, ce qui aurait efficacement causé le décès du premier empereur de la dynastie Qin le 10 septembre 210 avant JC), des cendres de semelles (oui, de semelles), d'arsenic blanc et de sang-dragon.
Autre aparté. le frère Côme s'appelait en réalité Jean Baseilhac (1703-1781) et il était moine chez les bernardins. En dehors de sa poudre il était réputé pour sa technique d'exérèse des calculs rénaux. Quand j'écris qu'il conserva pour lui sa recette, ça laisse croire que le personnage n'était pas très sympathique. Evidemment j'en sais rien, mais selon Wikipédia, il aurait contribué à faire reconnaître l'expertise des sages-femmes et ainsi permis à ce que leur enseignement spécifique se développe. Il est celui qui a permis à Angélique du Coudray (première sage-femme autorisée à enseigner devant un public) à… enseigner. Toujours pour l'anecdote et pour vous faire souffler un peu dans la lecture de toutes ces potions, le frère Côme eut un neveu (c'est des trucs qui arrivent), et ce neveu c'est Jospeh Souberbielle. Et ce Joseph Souberbielle, était gynécologue, c'est donc tout naturellement qu'il devint le médecin personnel de Robespierre…C'est donc tout aussi naturellement qu'il devint juré du tribunal révolutionnaire et qu'il condamna Marie Antoinette à mort. Et c'est donc tout aussi naturellement qu'une fois condamnée, il s'occupa de soigner son probable cancer de l'utérus avec du bouillon de poulet (ben oui, il était gynécologue). Et comme il vécut longtemps (jusqu'en 1846), il est le rare (le seul ?) personnage ayant participé au procès de Marie Antoinette dont nous ayons une photo.
Joseph Souberbielle
Nouvel aparté : le sang-dragon. Le nom est juste génial donc il est impossible de ne pas en parler un peu plus. C'est une résine rouge connue depuis l'antiquité extraite, du Dragonnier de Socotra, petit arbuste assez esthétique, qui pousse essentiellement à Socotra, petite île insignifiante au sud du Yémen, mais suffisamment importante sur le plan commercial pour qu'un comptoir byzantin y soit établi. Bref une espèce de Jakku oubliée de tous, loin des mondes centraux de l'empire. Et comme évidemment, en raison des nombreuses intempéries (effondrement de l'empire Romain, invasion barbares…), les importations de sang-dragon depuis Socotra n'étaient pas faciles (et il faut bien avouer, pas vraiment vitales), les acheteurs se sont rabattus sur un clone assez satisfaisant : la résine du Dragonnier des Canaries. Actuellement cette résine est toujours utilisée pour fabriquer une encre rouge permettant la teinture du bois, la photogravure et l'émaillage. Ses propriétés médicinales seraient antalgiques. Accessoirement, si vous allez sur la page Wikipédia du Sang-dragon, vous verrez la photo d'un flacon étiqueté SANGUIS DRACONIS contentant une poudre rouge qui m'auraient valu une admiration teintée de jalousie lorsque je jouais encore aux jeux de rôles.Mais revenons à frère Côme. Très rapidement sa poudre connait un succès énorme comme anti ulcéreux cancéreux. Elle est rapidement améliorée sous un autre nom : la poudre de Rousselot ou poudre de Patrix. Si je dis qu'elle a été améliorée, c'est parce que pour la première fois depuis l'antiquité, quelques essais sont réalisés pour comprendre quels ingrédients sont réellement utiles, et Rousselot arrive à la conclusion que les vertus thérapeutiques de la poudre de semelles ne doivent pas être énormes énormes. C'est cette formule qui est encore utilisée en 1836 et qui forme une pâte appliquée sur la plaie cancéreuse et qui est recouverte d'une toile d'araignée. C'est toujours cette formule qui est précisée en 1873 (44 grammes de sang-dragon, 20 grammes de cinabre, 4 grammes d'arsenic blanc)
Si vous avez réussi à suivre le plan un peu sinueux que j'ai suivi, vous vous souvenez que si Godelle fait une revue de la littérature, c'est pour essayer de comprendre pourquoi les dérivés de l'arsenic sont utilisés comme anti-cancéreux depuis Hippocrate (et que ça semble marcher) , et pourquoi les scientifiques de son temps trouvent que c'est une idée stupide car l'arsenic est un poison (et que cela semble exact).
Godelle se retrouve donc avec des traces d'un savoir empirique, sans aucune explication sur le mode d'action de ces différentes poudres. Il tente alors de faire le point sur les connaissances disponibles sur le cancer. Autant dire qu'en 1836 ça ne l'emmène pas très loin. Comme il le dit lui-même :" son étiologie reste enveloppée de l'obscurité la plus profonde". Il bat même en brèche certaine théorie comme un lien entre inflammation chronique et cancer (pour ceux qui ne le savent pas, on en cause encore en 2016 mais avec des termes qui recouvrent des concepts différents de ceux de cette époque). Il constate que le rasage quotidien (à cru) donne une bonne grosse inflammation, et que ce n'est pas pour autant que tous les mâles décèdent d'un cancer du visage. Il élimine aussi d'autres idées répandues à l'époque comme la théorie de l'organisme vivant qui nait et dévore sa victimes (Ridley Scott n'a rien inventé) ou la théorie lépreuse (qui veut que le cancer ne soit qu'une variante endogène). Ce dont Godelle est certain, c'est que le cancer se développe à partir d'un germe (au sens cellule originelle), qui se développe à bas bruit dans un organe, puis le perce, le déchire et se dissémine ensuite par le sang (Godelle connaît donc sans le savoir le T et le M de la classification TNM). Il sait aussi que le cancer est un corps organisé mais informe, qui est capable de détourner les vaisseaux sanguins à son profit pour en capter les éléments nutritifs (il connaît donc la neo-vascularisation). Il sait enfin que quel que soit le point de départ du cancer, il arrive un moment dans l'évolution de la maladie où l'évolution vers la dissémination est toujours la même. Il appelle ça "l'unicité" du cancer (il vient donc d'inventer l'oncologie moderne). Godelle est même statisticien : il constate que le cancer touche dans 3/4 des cas les femmes, mais si on exclue les cancers mammaires et utérins, le risque redevient équivalent dans les deux groupes hommes et femmes. A son époque les organes le plus touchés sont l'utérus, les seins, l'estomac, la face, la bouche, les cuisses et les yeux chez la femme, et l'estomac, la face, la bouche, l'anus, les testicules, les jambes et les yeux chez l'homme.
C'est pas pour troller, mais remarquons qu'à une période où tout le monde mangeait bio, où il n'y avait aucun produit plastique dans l'environnement et où l'espérance de vie moyenne était de 40 ans, les cancers étaient assez proches de ce que l'on voit aujourd'hui.
Avec tous ces éléments en tête, on en arrive à ses propositions sur les mécanismes d'action de l'arsenic. L'arsenic est corrosif. Il s'insère dans les tissus. Il agit lentement. Il tue les organismes vivants. Les ulcérations cancéreuses ne sont que le reflet d'une atteinte profonde. Il est impossible et inutile de tenter de les retirer chirurgicalement sauf si l'atteinte primitive permet une exérèse avec une bonne marge de sécurité (il cite le cancer de la lèvre). Il pense donc que l'arsenic est efficace parce qu'il détruit les tumeurs en profondeur en les dissolvant, et que cette efficacité n'est que transitoire si les tumeurs ainsi traitées ne sont que des métastases.
Vous allez peut-être me dire :"tout ça pour ça !". Et bien oui mais figurez-vous que c'est énorme. Je résume : il a décrit le cancer en ayant l'intuition de sa gravité selon sa taille, sa localisation et son nombre de métastases. Il a compris que lorsqu'il était visible il était en général trop tard. Il a constaté qu'un traitement empirique pouvait avoir une réelle action thérapeutique surtout si on enlevait les composants magiques (la poudre de semelle), et que cette action thérapeutique pouvait être analysée de façon scientifique.
Chose encore plus surprenante pour un médecin d'une époque où il n'était pas encore admis de partager ses connaissances, il propose la création d'un organisme d'état chargé de recueillir les informations sur les traitements disponibles, de les analyser, et de proposer des référentiels thérapeutique nationaux. Bref, il propose la création de l'INCA.
La même commission serait chargée de réunir et classer les faits recueillis dans toutes les parties du monde habité ainsi que ceux qui sont disséminés dans les ouvrages de toutes les langues et de tous les peuples ou qui existent inédits dans les cartons des sociétés savantes. Tous ces matériaux ainsi analysés et coordonnés par les soins de cette commission seraient publiés et livrés au monde savant aux frais du gouvernement si les souscriptions particulières étaient insuffisantes. Les médecins explorateurs missi medici pourraient être en même temps chargés de faire des recherches sur d'autres points relatifs à la conservation de l'homme. C'est par des moyens semblables que l'école d'Hippocrate a jeté les fondements désormais impérissables de l'art de guérir.
Bref, vous avez maintenant de quoi :
- Épater vos amis avec des composition de poudres plus magiques que le plus magique des grimoires
- Stupéfier votre entourage sur les cause de la mort du premier empereur de la Dynastie Qin et de Marie Antoinette
- Interloquer vos parents sur les raisons pour lesquelles Robespierre avait besoin d'un gynécologue
- Susciter l'enthousiasme délirant de vos collègues en leur expliquant qui était Godelle et ce qu'il avait compris du cancer
- Et enfin vous reposer en rêvassant sur l'orpiment, le sang-dragon et les insectes écrabouillés dans le tajines qui donnent des urétrites.
Notes :
L'article de Godelle est disponible ici :
https://books.google.fr/books?id=lfIghrmLurMC&pg=PA204&lpg=PA204&dq=poudre+rousselot&source=bl&ots=fhOxirq5lI&sig=U6dwWqQPjBKS9MqM7GqpwIMBXx8&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjFocSzkLjKAhVBbhQKHR2sCtkQ6AEINzAG#v=onepage&q=poudre%20rousselot&f=false
toutes les images originales des illustrations proviennent des différentes versions de Wikipedia
merci aux corrections apportées par @taltyelemna @douroucou @MoutonBotanique @Pharmof @lbaclin et dum my