Cela peut paraître étonnant pour des symptômes qui existent probablement depuis les débuts de l'humanité, visibles sur les statues antiques ou les peintures de la renaissance, et qui est cité dans la plupart des textes anciens comme un signe évident de vieillesse.
Ce qu'il faut essayer de comprendre, comme dans la plupart des articles sur des histoires de médecine de ce blog, c'est que la période 1870 - 1900, est un moment particulier dans le monde médical en France. Toutes les connaissances anciennes sont remises en cause, et pour la première fois, les professeurs de médecine, partent du principe qu'ils ne savent rien, et que tout doit être décrit, classé et étudié, puis transmis, sans tenir compte des savoirs empiriques.
Cette démarche scientifique n'est évidemment pas propre à la médecine, mais elle a une dimension particulière pour nous, avec notre regard, car cette démarche d'analyse et d'expérimentation, n'est accompagné de presque aucune éthique qui nous soit familière. Les patients sont des objets de curiosité et d'expérimentation, ce qui explique le ton froid des descriptions cliniques. Pour abréger mon propos : ne vous étonnez pas du ton employé, il n'est pas cynique, il est juste diffèrent de nos normes.
Autre point d'introduction, quand j'écris que Charcot s'intéresse aux déformations articulaires par pure curiosité, ce n'est pas une image. Charcot est considéré à tort ou à raison comme le plus grand neurologue français, et certains le décrivent parfois comme l'inventeur de la neurologie tout court. C'est flatteur pour lui, mais dans ses écrit, il se considère surtout comme un médecin lambda (professeur quand même), dans un hôpital assez minable (la Salpêtrière en 1873 a une très sale réputation), qui, n'ayant personne à qui demande des avis (la rhumatologie n'existe pas à cette époque), se les forges lui-même en expérimentant sur ses patients.
L'intérêt de ce texte n'est donc pas de savoir ce que Charcot pense des déformation articulaire ne 1873, mais comment, en France en 1873, pour une des premières fois, un médecin essaie de comprendre la rhumatologie, sans se laisser influencer par l'empirisme. L'autre intérêt de ce texte, c'est qu'il contient les premières référence (et photos), de certains points angulaires de la sémiologie neurologique. Mais on y reviendra. Ah au fait : la référence du texte original est ici : http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?p=271&cote=90170x1873x01x01&do=page
On attaque par de la clinique. Charcot part d'une première constatation : les déformations articulaires semblent avoir une certaine logique, et cette logique semble indépendante de la pathologie qui en est responsable. Par exemple, une déformation de la tête fémorale ou du genou, ressemble essentiellement à… déformation de la tête fémorale ou du genou, sans que l'aspect de cette déformation ne donne une idée sur sa cause. Autre constat : les déformations reproduisent en l'exagérant la forme naturelle des parties et les tumeurs (au sens de "excroissance") osseuses et occupent toujours la même place, à l'extrémité de l'os.
Là, vous vous dites que ce petit paragraphe est largement aussi fascinant à lire, qu'un film réaliste danois sur la famine dans une ferme embourbée, est fascinant à regarder…. Et vous avez raison.
Mais ce que Charcot cherche à prouver, c'est que le simple fait de voir une déformation osseuse typique, ne donne peut-être pas de diagnostic, mais permet d'éliminer une autre maladie, bien mieux connue : la Goutte !
Et là vous vous dites : "wahooo, c'est dingue mais qu'est-ce que ça peut me faire ?"
Vous rien, mais cette découverte, est pour l'époque suffisamment importante pour être publiée dans une revue. Si. Inutile de faire de l'ironie sur le niveau de l'époque. Inutile aussi de fanfaronner en disant : "ah ben s'il suffit de dire ça pour devenir un médecin célèbre …" parce que justement, avant Charcot, personne ne l'avait dit. Et ce que sous-tend cette découverte, c'est qu'il existe des pathologies comme la Goutte qui atteignent les parties molles de l'articulation, et d'autre, qui atteignent les parties osseuses. Pour le dire autrement, ce que Charcot découvre, c'est qu'il existe des arthrites, des arthroses, et des arthro-autre choses.
Et ses observations sont suffisamment précises pour distinguer des états mixtes, où des arthrites, comme celles des rhumatismes articulaires, peuvent, avec le temps, se compliquer d'arthroses.
Mais revenons aux déformations car c'est sur ce sujet que Charcot décrit sa méthode de réflexion. En débutant ses observations, et en regardant des dizaines de mains, il ne réussit pas à trouver de points communs. Puis, en classant et en dessinant (il dessinait beaucoup, et plutôt pas mal, à une époque où faire des photos par dizaines pour étudier les mains était tout simplement impensable), il constate que la plupart des déformations peuvent être regroupées en deux types, ayant eux-mêmes des traits communs : les mains sont en pronation (souvent une pronation exagérée), les doigts sont déviés en masse vers la bord cubital, et ces deux premiers caractères peuvent être soit isolés (chez le sujet âgé), soit s'accompagner d'autres symptômes plus spécifiques. Ces symptômes spécifiques sont selon Charcot, liés à des rétractions tendineuses, qui peuvent donner soit des extensions, soit des flexions normales
Comme je sens bien que je vous ai de nouveau perdu, voilà le moment idéal pour faire un détour dans notre propose, histoire de s'aérer la tête. Ceci n'a donc rien à voir avec ce qui précède. Quand Charcot décrit ses observations cliniques, il utilise la terminologie de l'époque (forcément). Et pour décrire les os des mains, il parle de phalangette, de phalangine et de phalange. Ça c'est juste pour les maniaques de la terminologie anatomique qui pensent que "nerf ulnaire" serait plus proche d'une réalité historique que "nerf cubital", pas de bol, c'est le contraire. Idem pour ceux qui préfèrent parler de rigidité plutôt que d'ankylose, ou de déplacement plutôt que de déviation, Charcot vous regarde et vous juge.
Après ce bref intermède, revenons-en à l'observation clinique. Charcot décrit assez bien l'impotence fonctionnelle qui résulte de ces déformations : "ces déformations et ces déviations, compliquées de rigidités articulaires, privent forcement le malade de l'usage physiologique de leurs mains, et quand, de plus, ainsi que cela est fréquent, un grand nombre de jointures sont plus ou moins rigides, la situation du patient devient des plus lamentables. Il n'est pas exceptionnel, par exemple, de trouver chez un même malade, le poignets et les coudes pour ainsi dire soudés, les genoux demi-fléchis et ankylosés, les vertèbres du cou plus ou moins profondément altérées, et portant la tête inclinée comme dans le torticolis. Bien heureux encore les malades si les articulations temporo maxillaire restent mobile."
Je vous laisser méditer sur les conséquence de l'énonciation de la dernière phrase pendant une consultation, 143 ans plus tard.
Charcot est un médecin optimiste. Oui je sais que ça peut paraitre bizarre de le dire après le paragraphe précèdent, et bizarre tout court que j'insiste sur ce point. Il est optimiste dans le sens où après avoir décrit l'impotence fonctionnelle, il propose ce qu'en 2016 on appelerit des adaptations ergo thérapeutiques. Pour être précis, il fait les premières descriptions des outils "ingénieux" que le patients ont bricolés eux-mêmes (et que par conséquent qu'il a confisqué pour pouvoir les montrer…). Leur description est la suivante : "Les malades, grâce à des instruments ingénieux dont je fais passer quelques exemplaires sous vos yeux, sont encore capables, pendant longtemps, de se servir elles-mêmes (les malades sont ici des femmes). Il y'a là un fait curieux à signaler sous le rapport des production spontanée de l'art. Réduites à la même extrémité, ces malades emploient toutes spontanément les même instruments. Voici la longue fourchette classique qui sert à piquer les mets coupés au préalable et à les introduire dans la bouche, à l'aide de mouvements presque imperceptibles qui persistent dans quelques-unes des jointures des membres supérieurs. […] Chose singulière, ces instruments connus de longue date à la Salpêtrière, ont eu pour inventeurs des femmes placées dans les salles le plus éloignées de ce grand hospice et qui n'ont entre elles aucune communication. Ce n'est pas tout : j'ajouterai que ces instruments sont le mêmes dans tous les pays du monde, car j'ai lu dans quelques observations anglaises (oui le monde comporte en tout et pour tout deux pays), que des malades, réduites à l'impotence par le fait de rhumatismes articulaire chronique général, avaient recours à des instruments semblables".
On a donc une observation clinique, un début de nosologie, un constat d'adaptation, on peut donc passer au diagnostics différentiels. Dans cette partie, Charcot revient à ce qu'il connaît mieux : la neurologie. Le paragraphe qui suit ne va probablement pas plus vous marquer que les précédents (inutile de nier), mais il est pourtant majeur sur le plan historique, car c'est une des premières fois que des termes neurologiques qui sont encore utilisés en 2016, sont décrits.
Charcot commence par une comparaison avec la paralysie agitante (ancien nom des syndromes parkinsoniens, traduction littérale du terme shaking palsy, utilisé par James Parkinson dans son essai). La main dans la maladie de Parkinson peut se déformer avec une extension des doigts et une flexion du poignet mais sans rigidité articulaire (en 2016 on dirait sans raideur articulaire parce que la rigidité, dans sa définition actuelle, est présente - mais bon ça c'est juste pour faire le pénible). Mais là où c'est historiquement intéressant, c'est la suite immédiate : "…J'en dirai autant de la déformation qui résulte d'une lésion du nerf cubital et que j'appellerais volontiers griffe cubital…". Je ne sais pas si vous vous en rendez compte, mais cette phrase, pour les neurologues spécialisés en pathologie périphérique, est l'équivalent, pour le reste de l'humanité, du : "…et pourtant elle tourne…" des astronomes, du : "…a small step for man…" de la NASA ou du : "…ça manque de sucre…" du concours topchef ! Cette phrase est une des pierres angulaire de la séméiologie neurologique et seul Babinski et ses orteils en éventails fait mieux. NB : pour être totalement honnête, une photo de 1872 publiée dans la "revue Photographique des Hôpitaux" - 4 éme année - page 80 , publiée en 1872 est à la fois la première mention connue par Charcot du terme "Griffe cubital" et la première image. Cependant, cette revue était ultra confidentielle, et pour le grand public médical, la premier mention reste celle citée dans cet article de rhumatologie.
Revue photographique des hôpitaux de Paris. 4è année
Numérisé par la Bibliothéque univeristaire Pierre et Marie Curie
UPMC - Cote : W1 BOU
Et la suite est tout aussi fondamentale : dans les paragraphes suivants, Charcot décrit :
"…La flexion forcée de la main, telle que pour empêcher que les ongles ne fassent des plaies, on est obligé souvent d'interposer entre eux et la paume de la main une bande roulée…" et qui est pathognomonique d'une lésion pyramidale par AVC (Charcot parle de "…foyer de ramollissement ou d'hémorragie de l'encéphale qui donne une sclérose descendante des cordons latéraux...")
"…La griffe, dire main de singe…" pathognomonique de la sclérose latérale amyotrophique.
"…La griffe de la prédication…" des lésions médullaires cervicales.
Je vous sent fascinés, et surtout je sens que cette fascination s’exprime par des paupières lourdes et des mouvements de bâillement. Alors résumons-nous avant que cette ferveur ne s'estompe.
En 1873,Charcot, comme tant d'autres, redécouvre la médecine avec un œil neuf (et une éthique ancienne). Son principal mérite est de nommer avec précision ce qui est présent partout mais n’intéresse personne. Tout comme James Parkinson qui en trois cas cliniques créée de toute pièces une branche de la médecine, Charcot dans ce texte (et dans une moindre mesure), pose une partie des fondements de la rhumatologie et d'une partie de la neurologie. Ce texte n'a d’autres intérêt que de montrer, qu'à l’opposé des exigences universitaires actuelles, des choses essentielles peuvent être décrites avec une économie des cas et de mots (et je ne parle même pas des moyens).