1852 - 1870 De l'empirisime à la science

Mise en garde avant lecture. Certains s'en étant étonné, je rappelle que dans les textes de ce blog, vous trouverez des citations de textes anciens qui peuvent choquer. Si vous ne voulez pas connaître l'avis de nos prédécesseurs, le plus simple est de ne pas les lire. 

Napoléon III


Tout bon article sur les histoires de la médecine commence par exposer les faits avant de laisser place à leur interprétation. Mais comme ce blog est avant tout médical, on va faire comme dans nos articles, c’est-à-dire commencer par un abstract, puis la conclusion, puis l'introduction, puis des données un peu éparses, et enfin une deuxième conclusion.

Abstract : ça va être rapide, contrairement à ce qui s'est passé dans les autres pays européens et aux Etats-Unis, la science médicale française ne s'est débarrassée de son approche empirique que dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous le règne de Napoléon III (1852-1870). Ce qui est intéressant, c'est de comparer la médecine des années 1850 à celle de 1870, pour voir la brutalité de ce changement.




Introduction.

Prenons un texte médical de 1789 au hasard. Louis XVI a encore toute sa tête, et la société royale de médecine publie régulièrement depuis 1776 des comptes rendus divers et variés extraits de ses registres.

Avant de discuter de ce texte, un point sur le contexte :

Louis XVI a demandé aux médecins les plus célèbres de son temps (c’est-à-dire trente médecins parisiens dont vingt obligatoirement issus de la fac de médecine de Paris, dix médecins provinciaux et quelques étrangers) de se réunir à partir d'avril 1776 pour le conseiller. En aout 1778 il établit par lettres patentes sous le titre de : "Société royale de médecine", ce que nous appellerions un comité scientifique pour :" s'occuper du soin d'étudier l'histoire et la nature des différentes épidémies", ainsi que :"tous les faits de médecine théorique et pratique..[]..Et sur les remèdes et moyens propres à les prévenir ou les arrêter".

Cette société placée sous la protection du Roi est présidée par son premier médecin, qui lui présente les travaux avant publication. Felix Vicq-d'Azyr (celui du faisceau) en est le premier secrétaire perpétuel.

Mais les missions de la Société sont d'emblées étendues à d’autres domaines. Elle a une mission d'éducation, avec l'obligation d'informer la faculté de médecine deux fois par an de l'avancée de ses travaux, découvertes scientifiques et thérapeutiques ; et l'obligation de breveter (au sens de valider) tous les remèdes nouveaux. Cette mission est la plus novatrice car à partir de cette date, il est interdit de vendre un traitement non autorisé au préalable par la Société, et ce même si une autorisation antérieure avait été accordé.

La Société royale de médecine, est, avec les concepts de 2016, à la fois l'Académie de médecine, le ministère de la santé, l'INSERM, l'HAS et l'ANSM. Si j'insiste sur ces détails, c'est pour que vous lisiez les extraits du texte dont je vais vous citer quelques passages en sachant qu'il est validé par la plus haute autorité scientifique médicale française de l'époque. (1)

On passe donc au texte. C'est un mémoire de médecine pratique rédigé par Jean-Joseph Brieude, un auvergnat qui pour la petit histoire est le premier à avoir décrit cette race animale mystérieuse et exotique : la vache d'Aubrac. Mais peu importe, voyons plutôt son mémoire sur : "les odeurs que nous exhalons, considérées comme signes de la santé et des maladies". (2)

• Toutes nos excrétions étant le résultat de l'animalisation, leur changement doit nécessairement annoncer celui de la santé ou de la maladie.
• Les odeurs qui émanent de nos corps fournissent très souvent des lumières utiles à la médecine pratique ainsi qu'à la chirurgie. [j'ai fait ces observations] dans les campagnes méridionales, où les odeurs sont toujours plus marquées.
• L'enfant a une odeur aigre [NB : bien que ce soit anachronique, je transcris le texte avec une orthographe actuelle, sans quoi, il serait truffé "d'enfans" et autres "suvroit" ce qui rend la lecture pénible) . Il en est [ainsi] de l'aigreur douceâtre de l'enfant de l'artisan et des peuples habitants les villes ou des enfants riches vivant dans le luxe. Le climat et les autres causes qui modifient l'odeur chez les différents peuples, doivent aussi produire des changements dans celle de leur enfant. Le nègre et le Samoyède, de même que le sale Hottentot, doivent puer plus ou moins fort.
• [L'adulte mâle] a une odeur forte qui le distingue de la femme. [Elle est si] forte et si marquée, lorsqu'il est sain et vigoureux, qu'elle seule la ferait reconnaitre sans le recours des autres sens. C'est par elle que les Américains suivent les Espagnols à la piste [car les espagnols, en raison du climat] ont une constitution bilieuse.
• [Les femmes, en raison] de leurs fibres lâches et peu exercées, exhalent seulement pour lors l'aigre de l'enfance. Nous appelons viragines (NB : synonyme de femme guerrière ou gaillarde) celles qui ont une constitution bilieuse [qui sentent comme le mâle].
• [Le cancéreux] de toute celles que le corps humain peut exhaler, il n'en est point à mon avis, de plus abominable. Il y en a de plusieurs espèces, toutes également insupportables. [Cette odeur diminue avec le temps] j'ai vu des religieuses pousser leur carrière jusqu'à quatre-vingt-cinq ans. [Le cancer] n'avait presque plus d'odeur sur la fin de leurs jours, quoiqu'il eût été très infect.
• Je le répète, l'étude de nos odeurs considérées comme signes, est infiniment utile au médecin qui se destine à traiter des malades, soit pour connaître leur maladies, soit pour porter son pronostic, ou pour lui indiquer, dans beaucoup de cas, les remèdes avec lesquels il doit les combattre.

Je vous épargne les détails, le but de ces extraits est simplement de fixer un niveau zéro, avec lequel comparer les textes suivants. Ce qu'il faut en retenir, c'est que l'auteur est descriptif et clinique dans son approche. Il ne fait appel à aucun élément de nature magique ou religieuse (il ne fait pas intervenir Dieu dans la survie des cancers des religieuses, alors que c'est encore le cas dans les textes médicaux du siècle précèdent). Il n'a par contre aucune idée de la physiologie humaine, il a des préjugés de genre (homme et femme, activité des femmes viragines), de race (le blanc, le samoyède), de nationalité (les espagnols sont plus bilieux en raison du climat) et de classes sociales (les enfants riches versus les autres). Je ne l'ai pas retranscrit, mais il est également sceptique sur l'intérêt de l'hygiène, et n'a qu'une idée très floue de ce que pourrait être un traitement médical.

Avec la description de ce maître étalon, on va tenter voir quand et comment, la savoir médical a basculé de l'empirisme vers la science telle que nous la définissons aujourd'hui.

La stagnation.

Le texte cité précédemment a donc été écrit par Jean Joseph Brieude, membre de la société royale de médecine, fondée par Louis XVI, et publié en 1789. Ce n'est un secret pour personne, qu'à partir de cette date, Louis XVI n'aura pas trop la tête à s'intéresser à ce type de lecture, d'autant plus que quelques années plus tard, le principal employeur de Brieude, Louis Philipe Joseph d'Orléans, plus connu sous le nom de Philipe Egalité, vote en faveur de sa décapitation. La France rentre alors dans une période complexe avec la révolution, divers régimes politiques expérimentaux, le premier empire, la restauration, la révolution de 1830, et la monarchie de juillet. Entre 1830 et 1848, la France est gouvernée par Louis-Philippe 1er, et le régime est suffisamment stable, pour que la publication de revues scientifiques médicale reprenne.

Les principales revues sont alors : les archives générales de médecine (à partir de 1823), les annales d'hygiène publique et de médecine générale (à partir de 1829), la Gazette médicale de Paris (à partir de 1830, succédant à la Gazette de santé, publiée depuis 1773, mai au contenu uniquement révolutionnaire depuis 1790), et le Bulletin général de thérapeutique médicale et chirurgicale (à partir de 1831).

Prenons, là encore presque au hasard le premier numéro de la gazette médicale de Paris publié le 2 janvier 1830. C'est un numéro qui permet à la revue de se présenter. Et page 8 il est écrit :
• Toute découverte dans les sciences éveille naturellement la critique. Cela s'explique par une faiblesse de l'esprit humain : il accorde difficilement à autrui le privilège d'une supériorité quelconque ; ou bien, trompé qu'il fut souvent par l'apparence de certaines choses présentées comme nouvelles, il se heurte contre tout ce qui lui en marque le souvenir.[]. Cependant l'homme qui se voue à la propagation d'une science, qui en prépare l'avancement quand il ne l'effectue pas lui-même, doit s'affranchir de tout préjugé. Avant d'aborder l'examen d'une méthode ou d'un procédé nouveau, il a à le faire connaitre, afin de rendre le lecteur capable d'en juger avec lui. Rien n'est si facile que de ridiculiser les meilleurs choses, alors qu'on les défigure ou qu'on n'en présente qu'une partie (3).
Il s'est écoulé 41 ans entre cette déclaration de foi et 1789. C'est une très longue période, deux générations de médecins se sont succédées, et les idées semblent plus modernes. Ce texte dit que l'étude d'un nouveau problème doit se faire sans préjugés, mais surtout, et c'est ça la notion essentielle, que le savant doit faire connaître le matériel brut de ses travaux pour que le lecteur puisse critiquer. C'est la base de ce que dans les articles contemporains on nomme "matériel et méthode". Pour les curieux, la suite de l'article est tout aussi novatrice, en précisant le cadre et les modalités de la critique scientifique.

Et pour les très très curieux, dès le numéro 2, le professeur Sandras en rajoute une couche sur (je résume son propos qui fait quatre pages) les délires d'un empirisme fait de superstitions et sur les théoriciens qui ne voient la réalité qu'à travers les nuages dont ils sont enveloppés.

On se dit donc que ces 41 années ont tout changé dans l'approche thérapeutique et que les médecins ont adopté une démarche scientifique. Du coup, pour vérifier, restons avec le même revue, page suivante. On y trouve un article (4) non signé, de :"revue clitique médicale de monsieur le professeur Chomel, à l'hôpital de la Charité, pendant le mois de décembre 1829".

Là encore, avant le texte, un peu de contexte.

L'hôpital de la charité (5) est un ancien hôpital détruit en 1935 qui se situait très exactement à la place de la fac Paris Descartes. C'était l'hôpital où a exercé Gigot de Lapeyronie (celui de la maladie), Corvisart (celui de la station de métro… enfin celui qui a été le médecin personnel de Napoléon Bonaparte), et Laennec (l'inventeur du stéthoscope, enfin l'inventeur français d'un truc pour écouter le cœur, parce que le sthéto comme nous le connaissons aujourd'hui a été inventé aux US par Cammann en 1852). Tout ça pour vous dire que l'hôpital de la charité n'était pas un centre inconnu perdu dans les bois, mais un des lieux les plus renommés de Paris.

Chomel, Auguste François de son prénom, n'est pas non plus un inconnu : c'est un élève de Corvisart, qui en 1832 deviendra médecin du Roi.

On est donc dans un bon hôpital, avec un bon médecin, dont l'activité est publiée dans une bonne revue, qui revendique une démarche scientifique éloignée de tout empirisme.

Alors voyons ce qui s'y passe.

Soixante-quatorze patients sont examinés pendant le mois de décembre. Parmi eux, 32 sont présents au premier jour, 37 le dernier, et entre ces eux dates, 32 sortent guéris, et 5 décèdent. Si la plupart des cas sont décrits comme inintéressants, l'auteur s'arrête sur :
• Un cas de gastrite aigue dans lequel une saignée du bras produit un prompt soulagement.
• Un cas de gastrite chronique qui a paru s'améliorer un peu après l'application sur l'épigastre d'un emplâtre stibié (un emplâtre de ciguë saupoudré de grains de tartre et d'antimoine(6) ou mercure de vie ou poudre d'algaroth).
• Une dysenterie soignée par de la gomme d'opium.
• Une amygdalite soignée par saignées.
• Un ictère déclenché par une frayeur.
• Un ictère déclenché par une colère.
• Une néphrite, une otite, des tubercules du poumon traités par sulfate de quinine.
• Une chorée traitée par une tisane de valériane et de l'assa foetida (une sorte de racine de fenouil indien au gout d'ail utilisée pour se protéger du mauvais oeil…).
• Et une paralysie faciale périphérique, pour le coup très bien décrite, et attribuée à une atteinte possible du nerf facial, traitée par acupuncture puis par une saignée.
• Vingt-deux cas de maladies de la poitrine, toutes traitées par saignées.

Et je vous passe le cas d'infection gynécologique, de probable méningite et d'embolie pulmonaire, dont l'auteur ne décrit que la dissection.

Cette médecine est donc toujours empirique avec la saignée universelle et les potions qui éloignent les esprits, sans aucune réflexion clinique, ni réflexion sur la physiopathologie. Une médecine qui considère qu’une frayeur peut provoquer un ictère. Mais une médecine qui commence à s'intéresser à l'anatomie, avec quelques études post mortem dont à cette époque il ne ressort encore rien.

La constatation de la stagnation.

On passe à l'année 1840. C'est un choix arbitraire. L'idée est de voir ce que dix ans plus tard, on peut lire dans la même revue. Un peu de contexte pour se situer : en 1840 le Roi des Français est toujours Louis-Philippe (pour encore huit ans), et le système métrique est adopté. A l'étranger, la Reine Victoria règne depuis trois ans et la poste britannique émet le premier timbre postal.

Pour pouvoir comparer les époques entre elles, je vais utiliser une méthode qui peut sembler biaisée : je vais me limiter (sauf cas particuliers) aux évènements cités dans les articles : "[année] en science" sur la version français et anglaise de Wikipédia. On peut évidemment critiquer Wikipédia à l'infini, mais dans ce cas particulier, c'est un excellent filtre de notoriété. Et c'est ça qui m'intéresse pour cette comparaison de lances des sciences.

Donc…en médecine, au cours de la décennie 1830-1840 :

En Grande Bretagne :

• Charles Bell (celui de la paralysie) publie un livre d'anatomie du système nerveux (13).
• Charles Turner Thackrah publie ce qui est sans doute le premier livre de santé publique et médecine du travail.
• Kitty Wilkinson, découvre par hasard que laver le linge en le portant à ébullition protège du choléra.
• Thomas Hodgkin décrit ce que nous connaissons actuellement sous le nom de lymphome hodgkinien (14).
• Marshall Hall identifie les réflexes musculaires et Ostéo-tendineux (15).
• James Paget (celui de la maladie) identifie le vers de la trichinose.
• Charles Darwin commence la publication de son livre sur l'évolution.

En France,

• Le Méconnu Geoffroy Saint-Hilaire publie un des premiers traité d'embryologie et de tératologie comparée (16).
• Jean Lobstein identifie l'artériosclérose (17).
• Joseph François Malgaigne (celui de ligne) publie son manuel de médecine opératoire.
• Pierre Charles Alexandre Louis publie un livre qui démontre l'inutilité et la dangerosité de la saignée et surtout il le fait avec un des premiers essais contrôlés avec un groupe témoin. Ses idées seront combattues par Broussais qui aura gain de cause pendant encore plusieurs années. (18).
• Jean Esquirol publie son traité sur les maladies mentales et fait la première description de la trisomie 21 (19).

En Allemagne

• Justus von Liebig découvre le chloroforme.
• Johannes Peter Muller publie un de premiers livres modernes de physiologie humaine.
• Théodore Schwann (celui des gaines) découvre la pepsine et les enzymes animales puis découvre que tous les êtres vivants sont faits de cellules.

Ce qui est à noter dans cette liste, est la différence qualitative entre ce qui se passe en France et ailleurs. Les français, à part Pierre Charles Alexandre Louis que par ailleurs personne n'écoute, ne publient que des observations. Les britanniques et les allemands publient des résultats de travaux de recherche.

Là où ça devient intéressant, c'est que les éditeurs des revues françaises commencent à lire et à rapporter les publications des revus étrangères. La gazette médicale (je reste sur celle-là en raison de sa fréquence d'édition et du spectre étendu de discipline qu'elle traite), publie chaque année une revue de la littérature américaines (traduction de The american journal of medical science et The New-York journal of medecine and surgery), anglaise (The medico-chirurgical review et le Lancet), belge, italienne et allemande. Il y a donc une ouverture sur le monde et grâce à cette influence, on voit apparaître les premiers essais observationnels, comme par exemple celui sur l'effet thérapeutique de l'acide prussique (acide cyanhydrique) sur différents organes (8), ou des publications statistiques comme sur des grandes séries (exemple de la pneumonie (9)). Mais dès qu'on feuillète un peu plus finement, on retombe dans le n'importe quoi. Le plus bel exemple est un article (10) que je vous incite à lire si vous avez un peu de temps. Il résume à lui tout seul l'état d'esprit des médecins de l'époque. Cet article est consacré à la Chlorose. C'était le nom donné à l'anémie (par carence martiale) féminine. L'auteur est Jean-Chrétien-Ferdinand Hoefer. Il explique comment il a lu la littérature publiée sur ce sujet depuis Hippocrate, il explique ce qu'il a constaté en analysant au microscope le sang des femmes chlorotiques, il donne des résultats sur la quantité de fer, d'azote, d'oxygène, de carbone, d'acides gras et d'albumine… il est donc d'une rigueur scientifique irréprochable, puis il passe aux conclusions. Et là, il relie la chlorose… au fait d'être une femme douée de beauté et d'esprit par rapport aux paysannes ; au fait que : " les chlorotiques recherchent généralement la solitude […] sont tristes […] ont des goûts bizarres", et termine sur l'hypothèse qu'il existe une :"névrose du système nerveux ganglionnaire" qui trouble les "fonctions organiques [que l'on peut nommer] racines de la vie".

Pour résumer cette période, le monde commence à passer de l'observation à l'expérimentation, les médecins français le savent et essaient de suivre ce mouvement, mais sont encore totalement imprégnés par une culture littéraire où le plus important est de trouver le bon mot et de se référer aux maîtres, plutôt que de critiquer et d'étudier.

Le début de quelque chose.


On en arrive à 1850. Là encore le saut dans le temps est arbitraire. Dix ans c'est bien. La France a commencé à s'industrialiser. Trois milles kilomètres de voies ferrées de toutes tailles parcourent le pays (soit… un peu moins du tiers du réseau britannique (11) sur lequel s'exerce la loi de la IIe République. En 1850, cette deuxième République, proclamée en 1848, en est déjà au milieu de son existence, puisque en 1852, son président (son prince président pour être exact), Louis-Napoléon Bonaparte, la transforme en second Empire dont il devient le seul et unique empereur sous le nom de Napoléon III. En médecine, au cours de la décennie 1840-1850 :

En Grande Bretagne :

• Edwin Chadwick publie un livre sur le lien entre pauvreté et maladies (20).
• John Collis Brown invente la Chlorodyne (un mélange d'opium, de cannabis et de chloroforme) qui pendant des décennies sera le seul traitement antalgique, anti diarrhéique (alors que les épidémies de choléra sont une des premières causes de mortalité) et sédatif disponible.
• James Young Simpson découvre les propriétés anesthésiques du chloroforme.
• Alfred Barring Garrod identifie l'acide urique comme étiologie de la goutte.
• Thomas Addison (celui de la maladie) décrit sa maladie (21) (regardez les illustrations, elles valent le détour).
• John Snow identifie la nature bactérienne et le mode de transmission du choléra.

Aux Etats-Unis :
• William Clark et Crawford Long tentent les premières inhalations d'anesthésiques et l'utilisent dans les interventions lourdes (néphrectomies) et les accouchements.
• William Morton découvre et applique les propriétés anesthésiques de l'éther.
• William Bowman (celui de la capsule) identifie et décrit les néphrons.
• Olivier Wendell découvre que a fièvre puerpérale est transmise par le manque d'hygiène des praticiens.
• Henry Jacob Bigelow aide à identifier le rôle du lobe frontal à partir du cas de l'anglais Phineas Gage.

En Allemagne :

• Gabriel Valentin découvre l'activité enzymatique digestive du suc pancréatique.
• Rudolf Ludwig Carl Virchow publie des recommandations sur la prévention du typhus.
• Arnold Adolph Berthold découvre les bases de l'endocrinologie.

Ailleurs :

• Doppler (celui de l'effet, découvre son effet… bon ça c'est du troll parce que cette découverte n'aura aucun impact médical avant un siècle, mais bon, un peu de mauvaise foi avouée).
• Francis Rynd invente les aiguilles hypodermiques permettant les premières injections sous-cutanées.
• Ignaz Semmelweis, dans l'indifférence générale, prouve que le lavage des mains diminue le risque de fièvre puerpérale.

En France :

• Edouard Seguin publie un traité sur le "Traitement Moral, Hygiène, et Education des Idiots" premier traité de pédopsychiatrie. Sans succès en France, et pour des raisons politiques, il poursuivra sa carrière scientifique aux Etats-Unis après 1848.
• Joseph François Malgaigne (toujours celui de ligne) publie son manuel sur les fractures et luxations.
• Claude Bernard découvre le rôle du foie dans la digestion.
• Pierre Rayer et Casimir Davaine détaillent sans en comprendre les mécanismes la maladie du charbon.

La différence qualitative est la même que celle de la liste de la décennie précédente. Pendant qu'ailleurs dans le monde, l'anesthésie, l'infectiologie et la thérapeutique entrent progressivement dans les temps modernes, en France on a un traité sur les fractures, un livre de pédopsy que personne ne lit et un peu de physiologie descriptive.

Je vais vous épargner un autre article d'époque. Ce n'est pas le choix qui manque, mais le ton et les propos sont identiques à ceux de la décennie précédente : énormément de description, parfois pertinente, mais sans ou alors très peu de réflexion sur les causes.

Le changement.

Commençons directement par la liste : 1850 - 1870.

En Grande Bretagne :
• Thomas Bevill Peacock publie le premier livre de référence sur les pathologies cardiaques.
• Henry Gray publié la première édition du Gray's Anatomy (of the human body) (22).
• Elizabeth Garrett Anderson ouvre le premier centre médical pour et par les femmes.
• Clifford Allbutt invente le thermomètre.
• Joseph Lister publie le premier article sur l'intérêt de l'asepsie en chirurgie (23).

En Allemagne :

• Friedrich Georg Carl (Friedrich) Gaedcke identifie la cocaïne sous le nom d'erythroxyline
• Max Schultz découvre les plaquettes, puis les récepteurs rétiniens.
• Adolph Kussmaul réalise la première oesogastroduodenoscopie.
• Paul Langerhans découvre les îlots homonymes.

Ailleurs :

• Filippo Pacini (celui des corpuscules), découvre le vibrion du Choléra.
• Manuel Garcia invente le laryngoscope.
• Adam Politzer met au point les bases de l'ORL.
• Ivan Sechenov fonde l'électrophysiologie neurologique (qui selon un bon relecteur, permettra de fondre les cerveaux des étudiants un siècle plus tard).

En France :

• Antonin Jean Desormaux à Necker utilise pour la première fois un endoscope (24)(deuxième colonne, milieu de page).
• Claude Bernard décrit le "milieu intérieur" qui la première description physiologique des fluides interstitiels. Il publie au cours de la même période "l'introduction à l'étude de la médecine. expérimentale' qui reste pendant des décennies le livre de référence sur la médecine scientifique (25).
• Louis Pasteur publie ses premiers travaux sur la fermentation, puis découvre la présence de bactéries dans l'air.
• Eugène Bouchut invente une méthode d'intubation orotrachéale non invasive, et l'ophtalmoscopie.
• Louis Victor Marcé décrit les troubles psys du post partum.
• Paul Broca identifie la zone cérébrale du langage.
• Guillaume Duchenne, la maladie homonyme.
• Jean-Martin Charcot décrit la sclérose en plaques.

La différence est, pour rester dans la mesure, visible. Qualitativement et quantitativement la médecine française se hisse au niveau de ce qui se fait dans les autres pays, puis prend de l'avance notamment dans ce que nous nommons aujourd'hui les neurosciences.

Raisons possibles.

Les raisons sont multiples et complexes et les documents ne permettent pas réellement de tout expliquer. Parmi les raisons les plus évidentes en lisant la littérature de l'époque, on peut identifier un changement de générations. Paradoxalement, les médecins qui cherchent et publient travaillent dans des centres de secondes zone. Ils exercent à Necker, ou à la Salpetrière, qui à cette époque sont plus des asiles d'enfermement que des hôpitaux. Dans ces asiles, peu de médecins acceptent d'exercer, le poste n'étant pas du tout prestigieux. Charcot, pour prendre son exemple, en fera une de ses forces. Il en fera un terrain d’expérimentations géant, ni les familles, ni les patients ne se plaignant. Si cela vous perturbe, c'est que vous jugez son comportement avec nos critères éthiques. Et ça c'est terriblement anachronique. Pour vous en convaincre (mais il vous faudra un peu de temps de lecture devant vous), lisez n'importe quel numéro de la revue du progrès médical (12) des années 1871 (c’est-à-dire juste après cette période de changement radical). Les descriptions cliniques des pathologies suivent toujours le même plan : biographie du patient avec parfois nom, prénom et adresse (!), description froidement clinique des symptômes, décès, description de l'examen anatomopathologique du corps réalisé dans les suites immédiates, avec parfois exposition de pièces anatomiques pathologiques en amphithéâtre ou devant les sociétés savantes. Le patient est clairement un sujet d'expérimentation, qui n'a pas plus d'importance qu'un animal. Alors évidemment il ne faut pas caricaturer, mais en lisant ces revues, vous verrez que la prise en compte psychologique du patient n'est qu'exceptionnellement décrite.

Un autre motif est l'accès aux découvertes technologiques dans les domaines techniques proches comme la chimie, la physique, la mécanique. Il existe en France à la même époque un développement technologique que le Royaume Uni a connu trois décennies avant. Ce développement technique permet aux médecins d'accéder à des concepts, des techniques et des outils dont ils ne disposaient pas, même s'ils en connaissaient parfois l'existence par la lecture de la presse médicale étrangère (The Lancet est publié depuis 1823, le New England depuis 1812).

Enfin, un des derniers motifs facilement identifiables, est la multiplication de lieux d'échanges d'informations. Avant la période 1850-1870, la norme médicale est édictée par l'académie de médecine et par la faculté de médecine de Paris (La fac au singulier, il n'existait pas les multiples facs contemporaines), les professeurs de la seconde institution, siégeant massivement dans la première et se cooptant sur ces postes. Progressivement à partir de 1850, et sans que ces deux institutions ne disparaissent, les médecins commencent à se réunir dans des sociétés savantes, où les anciens ne sont pas ou peu représentés. Les plus connues sont la Société anatomique et la Société biologique. Leur séances sont ouvertes à tous, et leur travaux sont repris et publiés dans de multiples revues sans le filtre universitaire ou académique.

Bref, c'est une époque où la médecine s'émancipe de l'empirisme académique et plonge dans l'étude scientifique sous l'impulsion (néologisme pour l'époque) de Claude Bernard, Jean Martin Charcot puis leurs élèves.

Et pour terminer, après le texte, le contexte. Le problème du contexte, c'est qu'il faut un minimum de connaissances sur l'histoire politique, économique, sociale, philosophique etc… pour le décrire correctement. Et malheureusement pour moi, en dehors de la médecine, mes connaissances dans ce domaine sont limitées. Du coup j'ai demandé de l'aide, et voici ce que Clément Salviani m'a résumé là où je me serais noyé dans les documents d'époque.
Traditionnellement, on considère que la France est une singularité dans le processus de révolution industrielle et scientifique : elle n'est pas marquée par un phénomène de "Take Off" comme la plupart des autres puissances occidentales dans la première moitié du XIXe siècle, mais accuse un retard du fait de plusieurs facteurs : une bourgeoisie possédante qui privilégie un marché intérieur, les troubles liées aux guerres du début du XIXe siècle (Napoléon Ier) qui ont un peu touché la démographie française jusque-là monstrueuse, un malthusianisme caractéristique qui n'est pas tourné vers la production de masse, un mi-chemin-ventre-mou entre libéralisme et protectionnisme qui n'incite pas l'économie à sortir de son presque tout agricole, et de fait donc, une structure qui incite les gens à une démographie peu élevée pour éviter d'émietter les patrimoines. Donc, en définitive, un manque de vitalité démographique et industrielle au XIXe siècle, qui a des conséquences disons sur ce qu'on appellerait aujourd'hui le "Research and Development". En bref, la France a subi un take off atrophié par les guerres révolutionnaires, et par des phases irrégulières de développement, entrecoupées de ralentissements certains.

Références. 

(1) http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/?cote=05749x1779&p=76&do=page

(2) http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/?cote=05749x1797&p=57&do=page

(3) http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/?cote=90182x1830x01&p=8&do=page

(4) http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/?p=15&cote=90182x1830x01&do=page

(5) http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/images/index.php?mod=s&tout=la+charité

(6) https://books.google.fr/books?id=LpNkAAAAcAAJ&lpg=PA790&ots=4rVaQhR72K&dq=emplatre%20stibie&hl=fr&pg=PA791#v=onepage&q=emplatre%20stibie&f=false

(7) http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/?cote=90182x1840x08&p=205&do=page

(8) http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/?p=3&cote=90182x1840x08&do=page

(9) http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/?p=28&cote=90182x1840x08&do=page

(10) http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/?p=83&cote=90182x1840x08&do=page

(11) http://www.historyhome.co.uk/peel/railways/expans.htm

(12) http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?p=44&cote=90170x1873x01x01&do=page

(13) https://archive.org/details/66120600R.nlm.nih.gov

(14) https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2116706/

(15) https://archive.org/stream/ondiseasesderang00hall#page/48/mode/2up

(16) http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k772370

(17) https://books.google.fr/books?id=2lfEjMAQ_skC&hl=fr&pg=PP9#v=onepage&q&f=false

(18) https://books.google.fr/books?id=snFzU49SDVsC&dq=Pierre%20Charles%20Alexandre%20Louis%20saign%C3%A9es&hl=fr&pg=PA1#v=onepage&q=Pierre%20Charles%20Alexandre%20Louis%20saign%C3%A9es&f=false

(19) https://books.google.fr/books?id=2DcUAAAAQAAJ&dq=jean%20esquirol%20maladie%20mental&hl=fr&pg=PP1#v=onepage&q=jean%20esquirol%20maladie%20mental&f=false

(20) https://play.google.com/store/books/details/Edwin_Chadwick_Report_on_the_Sanitary_Condition_of?id=YJdOAAAAcAAJ

(21) http://digital.lib.uiowa.edu/cdm/compoundobject/collection/jmrbr/id/1610/rec/1

(22) https://collections.nlm.nih.gov/catalog/nlm:nlmuid-06220300R-bk

(23) http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0140673602518274

(24) http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?p=1&dico=perio&chapitre=Desormeaux%20endoscope&do=page

(25) http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3812d

avec la relecture de @jaxsail et de @zeptentrion ;-)