1872 - Médecine, Opium et Guerre en Chine

Lin Zexu


1873, société savante de pharmacie, Paris. Stanislas Martin, pharmacien parisien auteur de plusieurs études sur les toxiques, d'un livre (Pharmacie du père de famille et conseils de médecine pratique, et inventeur d'une gelée d'huile de foie de morue au goût agréable (1), s'adresse à l'assistance pour leur parler de la Chine. Pour comprendre pourquoi Stanislas Martin parle de la Chine, commençons par une (très) longue parenthèse. Début de la parenthèse : si Stanislas Martin en sait autant sur la Chine , c'est parce qu'aux environs de 1820 un médecin français ayant cherché (et échoué) à faire fortune au Mexique , se marie avec une chinoise vivant à San Francisco. Le couple a un enfant et s'installe à Canton quelques années plus tard. Le garçon, prénommé Eusèbe, veut devenir lettré. Lettré en chine à cette époque est un titre et un statut permettant d'une part d'avoir le droit de devenir mandarin, et d'autre part de porter un épithète adjoint à nom de famille ainsi qu'une coiffure spécifique. Vous verrez plus tard le lien entre ce franco-chinois et Martin, mais ce lien permet (à Martin) d'en apprendre beaucoup sur la chine de l'époque. Il publie une partie de ce savoir dans un court document (2) que je vais vous résumer.






Pour devenir lettré puis médecin, il faut passer un concours dont Martin précise que les examinateurs ne peuvent être corrompus (y compris par l'empereur). L'enseignement se déroule à Pékin dans la fac de Han-his (forêt de pinceaux), créée au VI ème siècle. Les études durent cinq années pendant lesquelles les aspirants sont coupés du monde sous peine de se voir… couper la tête tout court. L'étudiant se trouve ensuite un maître médecin (il n'y a pas de fac de médecine) dont il devient l'apprenti. Contrairement à un externe français de 2015, un apprenti chinois a pour mission de faire un examen clinique et faire une observation….oui bon en fait c'est pareil…. Sauf pour la peine de mort.

En termes d'épidémiologie, Martin parle de plusieurs pathologies dont deux méritent le détour : la gale et l'hystérie.

Pour ce qui est de la gale, Martin découvre qu'elle est très répandue chez les pauvres en raison de leur mode de logement :"…les pauvres peuvent se réfugier la nuit dans des hôtels bâtis tout exprès : là il y'a de vastes salles dont le sol est recouvert d'une [épaisse] couche de plume ; les habitués […] se dépouillent de leurs vêtements qu'ils pendent au-dessus de leur tête, et s'étalent tous en même temps sur les plumes. Alors un immense vélum mu par des poulies vient les couvrir, la tête seule sort par une ouverture qui y est pratiquée : si un des hôtes est indisposé pendant la nuit, tant pis pour les dormeurs au milieu desquels il se trouve, le velum ne se relève qu'avec le jour…".

Pour l'hystérie, c'est encore plus dépaysant. Le trouble semble toucher presque exclusivement les femmes riches en raison de… leurs pieds ! A cette époque, les femmes chinoises des milieux aisés ont les pieds bandés, pour les garder petits, signe de beauté. Le problème est que leusr petits pieds atrophiés ne leurs permettent presque pas de marcher :"…la seule liberté qu'elles puissent se permettre pour aller d'une pièce dans une autre, c'est de choisir l'objet aimé sur l'épaule duquel elles s'appuieront…"

En cas de maladie, les médicaments disponibles sont le plus souvent une mixture de végétaux, d'animaux et, ce qui est plus étonnant, d'électricité (le patient attrape à pleine main des boules métalliques reliée à une pile et s'électrocute…). Contrairement à l'image que l'on peut en avoir, l'acupuncture est à peine citée, et la chirurgie quasi absente, essentiellement en raison de l'interdiction de la dissection anatomique. La vaccination contre la variole est par contre connue (selon Martin depuis l'an 1014), mais sous forme d'inhalation de poudre d'écailles varioliques.

Et puis Martin découvre des usages d'un exotisme dingue, comme l'absence de paiement à l'acte, mais la nécessité pour une famille de s'abonner à l'année auprès d'un médecin, abonnement qui cesse pendant toute la durée de la maladie (le médecin n'est payé que lorsque les gens vont bien).

Cette dernière découverte l'amène à une anecdote, un cliché et des histoires de chasses. L'anecdote concerne le prince Koung (Gong) qui le 23 Août 1861 aurait demandé et obtenu le suicide du médecin traitant de son frère, l'empereur Hein-Foung (Xianfeng), après le décès de celui-ci. Le cliché concerne le médecin qui se serait suicidé sans que cela ne lui provoque aucune émotion, indifférent à son propre sort, et par-delà, la croyance que les chinois sont totalement indifférents à leur propre mort. Les histoires de chasses, utilisées pour illustrer ce cliché, décrivent :"…un très grand nombre de suicides qui ont lieu pour des choses futiles : les hommes avalent de l'opium, quelques-uns se coupent la gorge, les femmes se jettent dans les puis, les riches avalent de grandes quantités de feuilles d'or, d'autre se vendent de 5 à 600 francs pour subir la peine de mort qu'à mérité un coupable et remettent la somme à leur familles…."

Commençons lentement à refermer cette vaste parenthèse sur la chine vue par un occidental, en précisant que toute ces infos et anecdotes, Stanislas Martin les connaît grâce à Eusèbe (je n'ai pas réussi à trouver son nom de famille), qui, adulte, deviendra biologiste correspondant chinois de l'École de pharmacie de Paris. Eusèbe X envoya de nombreux échantillons de plantes et de minéraux, et adressa des notes sur le rôle de l'opium dans le "Céleste Empire" (c'est Martin qui utilise cette dénomination, en France on disait Chine). Ce sont ces notes qui vont servir à Stanislas Martin pour sa conférence.

Passons donc à cette conférence intitulée: rôle de l'opium en Chine. Vous trouverez la version intégrale ici (3. Pour ma part je vais vous la résumer et l'illustrer et surtout en profiter pour vous parler des guerres de l'opium.

Martin commence par un constat : si l'opium est un élément fondamental de la médecine occidentale, les chinois ne l'utilisent presque pas. En Europe l'opium est d'usage courant comme antalgique, sédatif et comme euphorisant. Si vous tapez : "opium" sans aucun autre qualificatif, la base de données Medic@ vous trouve 3331 références médicales académiques dont la plus ancienne date de 1756 (4). L'auteur parle déjà des effets que je viens de décrire, constate également que l'opium n'est pas efficace sur toutes les sensations désagréables (il donne l'exemple du prurit), qu'il constipe, que son effet, aux doses de l'époque, peut persister deux jours avec des phénomènes de fluctuations et enfin qu'il peut induire une sudation importante. L'opium est donc bien connu par les européens avec ses usages et mésusages. Cet opium est principalement importé depuis l'empire ottoman.



Les chinois ne sont pas coutumier de son utilisation festive ou thérapeutique avant que les portugais n'en importent à Macao depuis le royaume d'Asam (ou Assam, à la frontière entre l'Inde et la Birmanie actuelle). Les Portugais sont les premiers occidentaux installés en Chine depuis la fondation de Macao en 1550. Le commerce avec le monde extérieur est autorisé en 1685 où l'empereur Kangxi ouvre les ports chinois aux bateaux étrangers. Le premier navire accoste en 1689 et permet le développement d'échanges qui reste fortement régulés et taxés.

Les anglais débutent leurs importations en 1729, avec 200 caisses. La même année l'empereur YongZheng (fils du précédent) commence à réguler ce commerce. En 1770, les anglais voyant les ventes se développer, en font un monopole de la Compagnie des Indes. En 1796, l'empereur Jiaqing interdit le trafic sous peine de mort et prend les premières mesures contre les opiomanes. Ceci est totalement sans effet puisque selon les chiffres de Martin, en 1798, les anglais importent en tout illégalité 4140 caisses d'opium (contenant chacune 116 à 146 livres de marchandise). Les chinois réagissent en saisissant et brûlant la cargaison d'un navire, ce qui incite les Britanniques à… en importer encore plus. En 1800, la Chine prohibe l'usage de la drogue. En 1833 la compagnie des Indes importe, toujours en toute illégalité, 10841 caisses pour un bénéfice de 30 883 905 francs (soit environ 75 000 000 d'euros). En 1838, les importations atteignent 40000 caisses. Le bénéfice par caisse est de 90% du prix de vente. En 1835 on estime que la Chine compte 2 000 000 de fumeurs.



Face à cette montée en puissance de la toxicomanie, l'empereur Daoguang, édite des lois et décrets contre l'usage de fumer l'opium, et en 1839 1188 tonnes de drogues sont détruites. Un fonctionnaire chinois, Lin Zexu est nommé spécialement pour lutter contre ce Traffic. Lin écrit à la Reine Victoria pour l'informer que dorénavant ce commerce doit cesser. Et pour marquer son propos, il fait fermer le port de Cantons aux britanniques.

A la même époque certains médecins anglais commencent à s'inquiéter de l'effet addictif et ils forment un mouvement "antiopiste" considérant que le commerce de ce qui n'est pas encore considéré comme une drogue par les Anglais (au sens actuel du terme) est immoral. Leurs opposants leur rétorquent que ce que la Chine perd financièrement avec l'importation d'opium, elle le regagne avec les exportations de thé. Selon Martin, l'Angleterre importe 18 000 000 kilogrammes de thé par an, la France 170 000 et la Russie 3 400 000.

Cependant, ce courant qui se décrit comme philanthropique est minoritaire, et en avril 1840, le gouvernement britannique opte pour la guerre (pour résumer, le gouvernent britannique se place dans la situation d'un narco-état qui va défendre ses dealers contre un autre état essayant d'appliquer la prohibition d'une drogue). Il manque aux britanniques un prétexte plus moral et ils le trouvent après que des marins anglais saccagent un temple à Kowloon. Les anglais refusent qu'ils soient jugés par un juge chinois au prétexte qu'il serait à la fois juge et jury. Ils exigent donc que les anglais soient jugés par… des anglais.

Les anglais attaquent donc Canton avec une flotte de 48 navires, 540 canons et 4000 hommes. Lin défend la ville en érigeant des fortifications et en sabotant le port. Les anglais débarquent juste à côté de Kowloon et établissent une tête de pont : Hong-Kong. Lin perd la bataille et est exilé. Deux autres généraux chinois se succèdent sans succès et les chinois finissent par capituler. Ils sont contraints de signer le traité de Nankin en 1842 qui accorde de facto le libre commerce de l'opium.

Ce traité est cependant encore plus humiliant car il donne Hong-Kong aux britanniques, oblige le gouvernement chinois à verser un tiers de ses recettes aux britanniques comme indemnités de guerre, et impose aux chinois de faire juger leur différents avec les anglais par un juge anglais. Le seul "gain" pour les chinois est le "droit" de négocier la quantité qu'il est légal d'importer et le montant des taxes à percevoir.

Et malgré ce traité, les anglais dès 1843 en violent les principales clauses en reprenant la contrebande. Pour info, la France fera exactement pareil octobre 1844 avec le traité de Huangpu.

Les choses se tassent pendant 16ans environ. Sauf que la Chine est un pays immensément riche et que malgré ces traités, elle finit par exporter plus de biens que ce qu'elle importe ce qui laisse la balance commerciale avec les occidentaux déficitaire aux dépends de ces derniers.



En 1854 les occidentaux souhaitent donc réviser les traiter à leur avantage. Malheureusement (pour les chinois), en 1850 l'empereur Daoguang meurt et est remplacé par Xianfeng ( (le même dont le frère demande à son médecin de se suicider après sa mort). Xianfeng est jeune (24 ans), n'a aucune expérience, et est particulièrement anti-occidental. Il se comporte comme tous ses ancêtres sans se rendre compte de la faiblesse technologique et militaire de son empire. Il refuse de recevoir les émissaires européens et tente de revenir sur les droits qui leur ont déjà été octroyés.

Britanniques, Français, Américains et Russes déclarent une nouvelle fois la guerre. La défaite des chinois est totale et ils sont contraint de signer un nouveau traité encore plus dur : L'opium est légalisé, le commerce est totalement libre et les taxes à percevoir par les chinois sont fixées par les britanniques. Ils doivent également céder une partie de leurs territoires aux Russes. L'empereur Xianfeng, malgré cette défaite, ne comprend toujours pas son infériorité militaire et décide de refuser de recevoir les ambassadeurs occidentaux à sa cour. Ces derniers montent une expédition punitive. Xianfeng s'enfuit (et meurt) alors que les occidentaux atteignent et pillent Pékin (1858). Notons que de toute sa vie Xianfeng n'aura jamais vu un occidental.

Les conséquences de cette dernière tentative d'affirmation de souveraineté chinoise sont le début de l'effondrent de l'état chinois. En 1860, des mafias chinoises se saisissent de ce commerce, en particulier à Shanghaï. Martin donne une anecdote à leur sujet : leurs membres se reconnaissent à la couleur de leur bannière : noir pour les tueurs, rouge pour les incendiaires, jaune pour le pilleurs et tortureurs, blanche pour les vendeurs.


Si cette description d'une ville de Shangaï mystérieuse, avec des chinois en robe de soie fumant de l'opium de façon indolente sur des nattes, dans des établissement feutrés, tenus par des mafias secrètes, se reconnaissant à la couleur de leur bannières, peut faire d'une certaine façon rêver, Martin rappelle que :"…les lieux dans lesquels on se rend pour mieux fumer cette substance sont d'une saleté impossible à décrire […] l'odorat est affecté par d'affreuses exhalaisons, qui sont encore augmentées par les détritus des ménages que l'on jette sur la voie publique. …"

En pharmacien, Martin s'intéresse à la préparation et aux effets physiologiques de la consommation non médicale. Il fait part à la société savante de quelques observations où lors des premières bouffées il constate une logorrhée, puis une euphorie, une tétanisation des muscles faciaux, des hallucinations, et un coma calme réactif pendant trois heures.




Le successeur de Xianfeng, Tongzhi est un empereur fantoche et c'est sa mère qui règne. Vous la connaissez peut-être de nom : Cixi. Elle est le dernier dirigeant chinois de l'époque impériale à exercer une forme de pouvoir. On la voit mourir dans le film "le dernier empereur". Arès sa mort, l'empereur Puyi (1906-1967), dernier empereur de Chine pend le "pouvoir", pouvoir qu'il n'exercera que pendant 12 ans et uniquement dans l'enceinte de la cité interdite, le reste de la Chine ayant proclamé la république en 1912.

1 - Pour s'amuser, voici la recette de sa gelée (page 149) https://archive.org/stream/rpertoiredephar11unkngoog#page/n152/mode/2up

2 - http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?cote=pharma_026395&do=pdf
3 - https://books.google.fr/books?id=vfQKAAAAYAAJ&hl=fr&pg=PA373#v=onepage&q=tache%20de%20sang&f=false page 87

4 - http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?p=1&dico=perio&chapitre=opium&do=page